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Page:Emile Zola - La Fortune des Rougon.djvu/326

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LES ROUGON-MACQUART.

dont sa femme évoquait le spectacle. C’était donc là qu’il irait mourir, sur un grabat, après avoir toute sa vie tendu vers les jouissances grasses et faciles. Il aurait vainement volé sa mère, mis la main dans les plus sales intrigues, menti pendant des années. L’empire ne payerait pas ses dettes, cet empire qui seul pouvait le sauver de la ruine. Il sauta du lit, en chemise, criant :

— Non, je prendrai un fusil, j’aime mieux que les insurgés me tuent.

— Ça, répondit Félicité avec une grande tranquillité, tu pourras le faire demain ou après-demain, car les républicains ne sont pas loin. C’est un moyen comme un autre d’en finir.

Pierre fut glacé. Il lui sembla que, tout d’un coup, on lui versait un grand seau d’eau froide sur les épaules. Il se recoucha lentement, et quand il fut dans la tiédeur des draps, il se mit à pleurer. Ce gros homme fondait aisément en larmes, en larmes douces, intarissables, qui coulaient de ses yeux sans efforts. Il s’opérait en lui une réaction fatale. Toute sa colère le jetait à des abandons, à des lamentations d’enfant. Félicité, qui attendait cette crise, eut un éclair de joie, à le voir si mou, si vide, si aplati devant elle. Elle garda son attitude muette, son humilité désolée. Au bout d’un long silence, cette résignation, le spectacle de cette femme plongée dans un accablement silencieux, exaspéra les larmes de Pierre.

— Mais parle donc ! implora-t-il, cherchons ensemble. N’y a-t-il vraiment aucune planche de salut ?

— Aucune, tu le sais bien, répondit-elle ; tu exposais toi-même la situation tout à l’heure ; nous n’avons de secours à attendre de personne ; nos enfants eux-mêmes nous ont trahis.

— Fuyons, alors… Veux-tu que nous quittions Plassans cette nuit, tout de suite ?