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LA FORTUNE DES ROUGON.

de vous combattre. C’est votre faute. Il fallait m’acheter.

Félicité le comprit si bien, qu’elle répondit :

— Je sais, vous nous avez accusés de dureté, parce qu’on s’imagine que nous sommes à notre aise ; mais on se trompe, mon cher frère : nous sommes de pauvres gens ; nous n’avons jamais pu agir envers vous comme notre cœur l’aurait désiré.

Elle hésita un instant, puis continua :

— À la rigueur, dans une circonstance grave, nous pourrions faire un sacrifice ; mais, vrai, nous sommes si pauvres, si pauvres !

Macquart dressa l’oreille. « Je les tiens ! » pensa-t-il. Alors, sans paraître avoir entendu l’offre indirecte de sa belle-sœur, il étala sa misère d’une voix dolente, il raconta la mort de sa femme, la fuite de ses enfants. Félicité, de son côté, parla de la crise que le pays traversait ; elle prétendit que la république avait achevé de les ruiner. De parole en parole, elle en vint à maudire une époque qui forçait le frère à emprisonner le frère. Combien le cœur leur saignerait, si la justice ne voulait pas rendre sa proie ! Et elle lâcha le mot de galères.

— Ça, je vous en défie, dit tranquillement Macquart.

Mais elle se récria :

— Je rachèterais plutôt de mon sang l’honneur de la famille. Ce que je vous en dis, c’est pour vous montrer que nous ne vous abandonnerons pas… Je viens vous donner les moyens de fuir, mon cher Antoine.

Ils se regardèrent un instant dans les yeux, se tâtant du regard avant d’engager la lutte.

— Sans condition ? demanda-t-il enfin.

— Sans condition aucune, répondit-elle.

Elle s’assit à côté de lui sur le divan, puis continua d’une voix décidée :

— Et même, avant de passer la frontière, si vous voulez