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LES ROUGON-MACQUART.

Les ouvriers, simples d’esprit, comprirent le côté naïvement sublime de ce remerciement.

— C’est cela, crièrent-ils, la Chantegreil portera le drapeau.

Un bûcheron fit remarquer qu’elle se fatiguerait vite, qu’elle ne pourrait aller loin.

— Oh ! je suis forte, dit-elle orgueilleusement en retroussant ses manches, et en montrant ses bras ronds, aussi gros déjà que ceux d’une femme faite.

Et comme on lui tendait le drapeau :

— Attendez, reprit-elle.

Elle retira vivement sa pelisse, qu’elle remit ensuite, après l’avoir tournée du côté de la doublure rouge. Alors elle apparut, dans la blanche clarté de la lune, drapée d’un large manteau de pourpre qui lui tombait jusqu’aux pieds. Le capuchon, arrêté sur le bord de son chignon, la coiffait d’une sorte de bonnet phrygien. Elle prit le drapeau, en serra la hampe contre sa poitrine et se tint droite, dans les plis de cette bannière sanglante qui flottait derrière elle. Sa tête d’enfant exaltée, avec ses cheveux crépus, ses grands yeux humides, ses lèvres entr’ouvertes par un sourire, eut un élan d’énergique fierté, en se levant à demi vers le ciel. À ce moment, elle fut la vierge Liberté.

Les insurgés éclatèrent en applaudissements. Ces Méridionaux, à l’imagination vive, étaient saisis et enthousiasmés par la brusque apparition de cette grande fille toute rouge qui serrait si nerveusement leur drapeau sur son sein. Des cris partirent du groupe :

— Bravo, la Chantegreil ! Vive la Chantegreil ! Elle restera avec nous, elle nous portera bonheur !

On l’eût acclamée longtemps si l’ordre de se remettre en marche n’était arrivé. Et, pendant que la colonne s’ébranlait, Miette pressa la main de Silvère, qui venait de se placer à son côté, et lui murmura à l’oreille :