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Page:Emile Zola - La Fortune des Rougon.djvu/68

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LES ROUGON-MACQUART.

sous qu’ils venaient de gagner, mordus par l’ambition de mourir rentiers.

Le jeune ménage, resté seul maître de la maison, pensa qu’il avait enfin fixé la fortune.

— Tu as vaincu mon guignon, disait parfois Félicité à son mari.

Une des rares faiblesses de cette nature énergique était de se croire frappée de malchance. Jusque-là, prétendait-elle, rien ne leur avait réussi, à elle ni à son père, malgré leurs efforts. La superstition méridionale aidant, elle s’apprêtait à lutter contre la destinée, comme on lutte contre une personne en chair et en os qui chercherait à vous étrangler.

Les faits ne tardèrent pas à justifier étrangement ses appréhensions. Le guignon revint, implacable. Chaque année, un nouveau désastre ébranla la maison Rougon. Un banqueroutier lui emportait quelques milliers de francs ; les calculs probables sur l’abondance des récoltes devenaient faux par suite de circonstances incroyables ; les spéculations les plus sûres échouaient misérablement. Ce fut un combat sans trêve ni merci.

— Tu vois bien que je suis née sous une mauvaise étoile, disait amèrement Félicité.

Et elle s’acharnait cependant, furieuse, ne comprenant pas pourquoi elle, qui avait eu le flair si délicat pour une première spéculation, ne donnait plus à son mari que des conseils déplorables.

Pierre, abattu, moins tenace, aurait vingt fois liquidé sans l’attitude crispée et opiniâtre de sa femme. Elle voulait être riche. Elle comprenait que son ambition ne pouvait bâtir que sur la fortune. Quand ils auraient quelques centaines de mille francs, ils seraient les maîtres de la ville ; elle ferait nommer son mari à un poste important, elle gouvernerait. Ce n’était pas la conquête des honneurs qui l’inquiétait ; elle se sentait merveilleusement armée pour cette