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LA FORTUNE DES ROUGON.

la vie par tous les sens et tous les organes de son corps. Il voulait surtout une fortune rapide. Lorsqu’il bâtissait un château en Espagne, ce château s’élevait magiquement dans son esprit ; il avait des tonneaux d’or du soir au lendemain ; cela plaisait à ses paresses, d’autant plus qu’il ne s’inquiétait jamais des moyens et que les plus prompts lui semblaient les meilleurs. La race des Rougon, de ces paysans épais et avides, aux appétits de brute, avait mûri trop vite ; tous les besoins de jouissance matérielle s’épanouissaient chez Aristide, triplés par une éducation hâtive, plus insatiables et dangereux depuis qu’ils devenaient raisonnés. Malgré ses délicates intuitions de femme, Félicité préférait ce garçon ; elle ne sentait pas combien Eugène lui appartenait davantage ; elle excusait les sottises et les paresses de son fils cadet, sous prétexte qu’il serait l’homme supérieur de la famille, et qu’un homme supérieur a le droit de mener une vie débraillée, jusqu’au jour où la puissance de ses facultés se révèle. Aristide mit rudement son indulgence à l’épreuve. À Paris, il mena une vie sale et oisive ; il fut un de ces étudiants qui prennent leurs inscriptions dans les brasseries du quartier latin. D’ailleurs, il n’y resta que deux années ; son père, effrayé, voyant qu’il n’avait pas encore passé un seul examen, le retint à Plassans et parla de lui chercher une femme, espérant que les soucis du ménage en feraient un homme rangé. Aristide se laissa marier. À cette époque, il ne voyait pas clairement dans ses ambitions ; la vie de province ne lui déplaisait pas ; il se trouvait à l’engrais dans sa petite ville, mangeant, dormant, flânant. Félicité plaida sa cause avec tant de chaleur que Pierre consentit à nourrir et à loger le ménage, à la condition que le jeune homme s’occuperait activement de la maison de commerce. Dès lors commença pour ce dernier une belle existence de fainéantise ; il passa au cercle ses journées et la plus grande partie de ses nuits, s’échappant du bureau de son père comme un col-