Page:Emile Zola - La Fortune des Rougon.djvu/78

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
78
LES ROUGON-MACQUART.

reusement entrer au collége, et dont elle paya secrètement la pension. C’était une bouche de moins chez Aristide ; mais la pauvre Angèle mourait de faim, le mari dut enfin chercher une place. Il réussit à entrer à la sous-préfecture. Il y resta près de dix années, et n’arriva qu’aux appointements de dix-huit cents francs. Dès lors, haineux, amassant le fiel, il vécut dans l’appétit continuel des jouissances dont il était sevré. Sa position infime l’exaspérait ; les misérables cent cinquante francs qu’on lui mettait dans la main, lui semblaient une ironie de la fortune. Jamais pareille soif d’assouvir sa chair ne brûla un homme. Félicité, à laquelle il contait ses souffrances, ne fut pas fâchée de le voir affamé ; elle pensa que la misère fouetterait ses paresses. L’oreille au guet, en embuscade, il se mit à regarder autour de lui, comme un voleur qui cherche un bon coup à faire. Au commencement de l’année 1848, lorsque son frère partit pour Paris, il eut un instant l’idée de le suivre. Mais Eugène était garçon ; lui ne pouvait traîner sa femme si loin, sans avoir en poche une forte somme. Il attendit, flairant une catastrophe, prêt à étrangler la première proie venue.

L’autre fils Rougon, Pascal, celui qui était né entre Eugène et Aristide, ne paraissait pas appartenir à la famille. C’était un de ces cas fréquents qui font mentir les lois de l’hérédité. La nature donne souvent ainsi naissance, au milieu d’une race, à un être dont elle puise tous les éléments dans ses forces créatrices. Rien au moral ni au physique ne rappelait les Rougon chez Pascal. Grand, le visage doux et sévère, il avait une droiture d’esprit, un amour de l’étude, un besoin de modestie, qui contrastaient singulièrement avec les fièvres d’ambition et les menées peu scrupuleuses de sa famille. Après avoir fait à Paris d’excellentes études médicales, il s’était retiré à Plassans par goût, malgré les offres de ses professeurs. Il aimait la vie calme de la province ; il soutenait que cette vie est préférable pour un savant au ta-