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LA FORTUNE DES ROUGON.

On prétendait que sa femme le menait à la baguette, et l’on se trompait. Il était d’un entêtement de brute ; devant une volonté étrangère, nettement formulée, il se serait emporté grossièrement jusqu’à battre les gens. Mais Félicité était trop souple pour le contre-carrer ; la nature vive, papillonnante de cette naine n’avait pas pour tactique de se heurter de front aux obstacles ; quand elle voulait obtenir quelque chose de son mari ou le pousser dans la voie qu’elle croyait la meilleure, elle l’entourait de ses vols brusques de cigale, le piquait de tous les côtés, revenait cent fois à la charge, jusqu’à ce qu’il cédât, sans trop s’en apercevoir lui-même. Il la sentait, d’ailleurs, plus intelligente que lui et supportait assez patiemment ses conseils. Félicité, plus utile que la mouche du coche, faisait parfois toute la besogne en bourdonnant aux oreilles de Pierre. Chose rare, les époux ne se jetaient presque jamais leurs insuccès à la tête. La question de l’instruction des enfants déchaînait seule des tempêtes dans le ménage.

La révolution de 1848 trouva donc tous les Rougon sur le qui-vive, exaspérés par leur mauvaise chance et disposés à violer la fortune, s’ils la rencontraient jamais au détour d’un sentier. C’était une famille de bandits à l’affût, prêts à détrousser les événements. Eugène surveillait Paris ; Aristide rêvait d’égorger Plassans ; le père et la mère, les plus âpres peut-être, comptaient travailler pour leur compte et profiter en outre de la besogne de leurs fils ; Pascal seul, cet amant discret de la science, menait la belle vie indifférente d’un amoureux, dans sa petite maison claire de la ville neuve.