Page:Emile Zola - La Fortune des Rougon.djvu/89

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
89
LA FORTUNE DES ROUGON.

paré ; cette ancienne ville royaliste, cette population de bourgeois paisibles et de commerçants poltrons devait fatalement se ranger tôt ou tard dans le parti de l’ordre. Le clergé, avec sa tactique savante, hâta la conversion. Après avoir gagné les propriétaires de la ville neuve, il sut même convaincre les petits détaillants du vieux quartier. Dès lors, la réaction fut maîtresse de la ville. Toutes les opinions étaient représentées dans cette réaction ; jamais on ne vit un pareil mélange de libéraux tournés à l’aigre, de légitimistes, d’orléanistes, de bonapartistes, de cléricaux. Mais peu importait, à cette heure. Il s’agissait uniquement de tuer la République. Et la République agonisait. Une fraction du peuple, un millier d’ouvriers au plus, sur les dix mille âmes de la ville, saluaient encore l’arbre de la liberté, planté au milieu de la place de la Sous-Préfecture.

Les plus fins politiques de Plassans, ceux qui dirigeaient le mouvement réactionnaire, ne flairèrent l’empire que fort tard. La popularité du prince Louis-Napoléon leur parut un engouement passager de la foule dont on aurait facilement raison. La personne même du prince leur inspirait une admiration médiocre. Ils le jugeaient nul, songe creux, incapable de mettre la main sur la France et surtout de se maintenir au pouvoir. Pour eux, ce n’était qu’un instrument dont ils comptaient se servir, qui ferait la place nette, et qu’ils mettraient à la porte, lorsque l’heure serait venue où le vrai prétendant devrait se montrer. Cependant, les mois s’écoulèrent, ils devinrent inquiets. Alors seulement ils eurent vaguement conscience qu’on les dupait. Mais on ne leur laissa pas le temps de prendre un parti ; le coup d’État éclata sur leur tête, et ils durent applaudir. La grande impure, la République, venait d’être assassinée. C’était un triomphe quand même. Le clergé et la noblesse acceptèrent les faits avec résignation, remettant à plus tard la réalisation de leurs espérances, se vengeant de leur mécompte en