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LA FORTUNE DES ROUGON.

comte, habitant un étroit logement situé sous les combles de son hôtel.

— Petite, disait-il souvent en tapotant les joues de Félicité, si jamais Henri V me rend une fortune, je te ferai mon héritière.

Félicité avait cinquante ans qu’il l’appelait encore « petite ». C’était à ces tapes familières et à ces continuelles promesses d’héritage que madame Rougon pensait en poussant son mari dans la politique. Souvent M. de Carnavant s’était plaint amèrement de ne pouvoir lui venir en aide. Nul doute qu’il ne se conduisît en père à son égard, le jour où il serait puissant. Pierre, auquel sa femme expliqua la situation à demi-mots, se déclara prêt à marcher dans le sens qu’on lui indiquerait.

La position particulière du marquis fit de lui, à Plassans, dès les premiers jours de la République, l’agent actif du mouvement réactionnaire. Ce petit homme remuant, qui avait tout à gagner au retour de ses rois légitimes, s’occupa avec fièvre du triomphe de leur cause. Tandis que la noblesse riche du quartier Saint-Marc s’endormait dans son désespoir muet, craignant peut-être de se compromettre et de se voir de nouveau condamnée à l’exil, lui se multipliait, faisait de la propagande, racolait des fidèles. Il fut une arme dont une main invisible tenait la poignée. Dès lors, ses visites chez les Rougon devinrent quotidiennes. Il lui fallait un centre d’opérations. Son parent, M. de Valqueyras, lui ayant défendu d’introduire des affiliés dans son hôtel, il avait choisi le salon jaune de Félicité. D’ailleurs, il ne tarda pas à trouver dans Pierre un aide précieux. Il ne pouvait aller prêcher lui-même la cause de la légitimité aux petits détaillants et aux ouvriers du vieux quartier ; on l’aurait hué. Pierre, au contraire, qui avait vécu au milieu de ces gens-là, parlait leur langue, connaissait leurs besoins, arrivait à les catéchiser en douceur. Il devint ainsi l’homme indispen-