Aller au contenu

Page:Emile Zola - La Terre.djvu/16

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
16
LES ROUGON-MACQUART.

point qu’il se laissait conduire en toutes choses, d’esprit borné, mais si calme, si droit, que souvent, à Rognes, on le prenait pour arbitre.

À ce moment, le petit clerc, qui regardait dans la rue, étouffa un rire entre ses doigts, en murmurant à son voisin, le vieux, ventru et très sale :

— Oh ! Jésus-Christ !

Vivement, Fanny s’était penchée à l’oreille de son homme.

— Tu sais, laisse-moi faire… J’aime bien papa et maman, mais je ne veux pas qu’ils nous volent ; et méfions-nous de Buteau et de cette canaille d’Hyacinthe.

Elle parlait de ses deux frères, elle avait vu par la fenêtre arriver l’aîné, cet Hyacinthe que tout le pays connaissait sous le surnom de Jésus-Christ : un paresseux et un ivrogne, qui, à son retour du service, après avoir fait les campagnes d’Afrique, s’était mis à battre les champs, refusant tout travail régulier, vivant de braconnage et de maraude, comme s’il eût rançonné encore un peuple tremblant de Bédouins.

Un grand gaillard entra, dans toute la force musculeuse de ses quarante ans, les cheveux bouclés, la barbe en pointe, longue et inculte, avec une face de Christ ravagé, un Christ soûlard, violeur de filles et détrousseur de grandes routes. Depuis le matin à Cloyes, il était gris déjà, le pantalon boueux, la blouse ignoble de taches, une casquette en loques renversée sur la nuque ; et il fumait un cigare d’un sou, humide et noir, qui empestait. Cependant, au fond de ses beaux yeux, noyés, il y avait de la goguenardise pas méchante, le cœur ouvert d’une bonne crapule.

— Alors, le père et la mère ne sont pas encore là ? demanda-t-il.

Et, comme le clerc maigre, jauni de bile, lui répondait rageusement d’un signe de tête négatif, il resta un instant le regard au mur, tandis que son cigare fumait tout seul dans sa main. Il n’avait pas eu un coup d’œil pour sa sœur et son beau-frère, qui, eux-mêmes, ne paraissaient