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LES ROUGON-MACQUART.

— Moi, je sais un jeu… Faut parier, hein ! veux-tu ?

Il avait sorti une poignée de pièces de cent sous, quinze à vingt, et il les planta en une seule pile devant lui.

— V’là ce que c’est… Mets-en autant.

Le vieux, intéressé, sortit sa bourse sans une parole, dressa une pile égale.

— Alors, moi, j’en prends une à ton tas, et regarde !

Il saisit la pièce, se la posa gravement sur la langue comme une hostie, puis, d’un coup de gosier, l’avala.

— À ton tour, prends à mon tas… Et celui qui en mange le plus à l’autre, les garde. V’là le jeu !

Les yeux écarquillés, le vieux accepta, fit disparaître une première pièce avec peine. Seulement, Jésus-Christ, tout en criant qu’il n’y avait pas besoin de se presser, gobait les écus comme des pruneaux. Au cinquième, il y eut une rumeur dans le café, un cercle se fit, pétrifié d’admiration. Ah ! le bougre, quelle gargamelle, pour se coller ainsi de la monnaie dans le gésier ! Le vieux avalait sa quatrième pièce, lorsqu’il se renversa, la face violette, étouffant, râlant ; et, un moment, on le crut mort. Jésus-Christ s’était levé, très à l’aise, l’air goguenard : il en avait pour son compte dix dans l’estomac, c’était toujours trente francs de gain qu’il emportait.

Buteau, inquiet, craignant d’être compromis, si le vieux ne s’en tirait pas, avait quitté la table ; et, comme il regardait les murs d’un œil vague, sans parler de payer, bien que l’invitation vînt de lui, Jean régla la note. Cela acheva de rendre le gaillard très bon enfant. Dans la cour, après avoir attelé, il prit le camarade aux épaules.

— Tu sais, je veux que t’en sois. La noce sera pour dans trois semaines… J’ai passé chez le notaire, j’ai signé l’acte, tous les papiers seront prêts.

Et, faisant monter Lise dans sa voiture :

— Allons, houp ! que je te ramène !… Je passerai par Rognes, ça ne m’allongera guère.

Jean revint seul dans sa voiture. Il trouvait ça naturel, il les suivit. Cloyes dormait, retombé à sa paix morte,