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LA TERRE.

prendre son fusil, ne l’accompagnait pas : c’était trop bête, il finirait sûrement par être pincé.

La chose arriva donc, naturellement. Il faut dire que le fermier Hourdequin, exaspéré de la destruction du gibier, sur son domaine, donnait à Bécu les ordres les plus sévères ; et celui-ci, se vexant de n’empoigner jamais personne, dormait dans une meule, pour voir. Or, un matin au petit jour, un coup de fusil, dont la flamme lui passa sur le visage, l’éveilla en sursaut. C’était Jésus-Christ, à l’affût derrière le tas de paille, qui venait de tuer un lièvre, presque à bout portant.

— Ah ! nom de Dieu, c’est toi ! cria le garde champêtre, en s’emparant du fusil que l’autre avait posé contre la meule, pour ramasser le lièvre. Ah ! canaille, j’aurais dû m’en douter !

Au cabaret, ils couchaient ensemble ; mais, dans les champs, ils ne pouvaient se rencontrer sans péril, l’un toujours sur le point de pincer l’autre, et celui-ci décidé à casser la gueule à celui-là.

— Eh bien ! oui, c’est moi, et je t’emmerde !… Rends-moi mon fusil.

Déjà, Bécu était ennuyé de sa prise. D’habitude, il tirait volontiers à droite, quand il apercevait Jésus-Christ à gauche. À quoi bon se mettre dans une vilaine histoire avec un ami ? Mais, cette fois, le devoir était là, impossible de fermer les yeux. Et, d’ailleurs, on est poli au moins, lorsqu’on est en faute.

— Ton fusil, salop ! je le garde, je vas le déposer à la mairie… Et ne bouge pas, ne fais pas le malin, ou je te lâche l’autre coup dans les tripes !

Jésus-Christ, désarmé, enragé, hésita à lui sauter à la gorge. Puis, quand il le vit se diriger vers le village, il se mit à le suivre, tenant toujours son lièvre, qui se balançait au bout de son bras. L’un et l’autre firent un kilomètre sans se parler, en se jetant des regards féroces. Un massacre, à chaque minute, semblait inévitable ; et, pourtant, leur ennui à tous deux grandissait. Quelle fichue rencontre !