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LES ROUGON-MACQUART.

rien que la déglutition violente des cuillerées qu’il engouffrait.

— Eh ! je vous parle, cria Buteau irrité, vous pourriez bien me faire la politesse de répondre.

Fouan ne leva même pas de la soupe ses yeux fixes et troubles. Il ne semblait ni entendre ni voir, isolé, à des lieues, comme s’il avait voulu dire qu’il était revenu manger, que son ventre était là, mais que son cœur n’y était plus. Maintenant, il raclait le fond de l’écuelle avec la cuillère, rudement, pour ne rien perdre de sa portion.

Lise, remuée par cette grosse faim, se permit d’intervenir.

— Lâche-le, puisqu’il veut faire le mort.

— C’est qu’il ne va pas recommencer à se foutre de moi ! reprit rageusement Buteau. Une fois, ça passe. Mais, vous entendez, sacré têtu ? que l’histoire d’aujourd’hui vous serve de leçon ! Si vous m’embêtez encore, je vous laisse crever de faim sur la route !

Fouan, ayant fini, quitta péniblement sa chaise ; et, toujours muet, de ce silence de tombe qui paraissait grandir, il tourna le dos, il se traîna sous l’escalier, jusqu’à son lit, où il se jeta tout vêtu. Le sommeil l’y foudroya, il dormit à l’instant, sans un souffle, sous un écrasement de plomb. Lise, qui vint le voir, retourna dire à son homme qu’il était peut-être bien mort. Mais Buteau, s’étant dérangé, haussa les épaules. Ah ! ouiche, mort ! est-ce que ça mourait comme ça ? Fallait seulement qu’il eût tout de même roulé, pour être dans un état pareil. Le lendemain matin, lorsqu’ils entrèrent jeter un coup d’œil, le vieux n’avait pas bougé ; et il dormait encore le soir, et il ne se réveilla qu’au matin de la seconde nuit, après trente-six heures d’anéantissement.

— Tiens ! vous rev’là ! dit Buteau en ricanant. Moi qui croyais que ça continuerait, que vous ne mangeriez plus de pain !

Le vieux ne le regarda pas, ne répondit pas, et sortit s’asseoir sur la route, pour prendre l’air.

Alors, Fouan s’obstina. Il semblait avoir oublié les