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LA TERRE.

Cette déclaration stupéfia les autres. Jésus-Christ et Bécu eux-mêmes, malgré leur ivresse, levèrent la tête. Il y eut un silence, on le regardait comme s’il fût devenu brusquement fou ; et lui, fouetté par l’effet produit, les mains tremblantes pourtant de l’engagement qu’il prenait, ajouta :

— Il y en aura bien un demi-arpent… Cochon qui s’en dédit ! C’est juré !

Lengaigne s’en alla avec son fils Victor, exaspéré et malade de cette largesse du voisin : la terre ne lui coûtait guère, il avait assez volé le monde ! Macqueron, malgré le froid, décrocha son fusil, sortit voir s’il rencontrerait un lapin, aperçu la veille au bout de sa vigne. Il ne resta que Lequeu, qui passait là ses dimanches, sans rien boire, et que les deux joueurs, acharnés, le nez dans les cartes. Des heures s’écoulèrent, d’autres paysans vinrent et repartirent.

Vers cinq heures, une main brutale poussa la porte, et Buteau parut, suivi de Jean. Dès qu’il aperçut Jésus-Christ, il cria :

— J’aurais parié vingt sous… Est-ce que tu te fous du peuple ? Nous t’attendons.

Mais l’ivrogne, bavant et s’égayant, répondit :

— Eh ! sacré farceur, c’est moi qui t’attends… Depuis ce matin, tu nous fais droguer.

Buteau s’était arrêté à la Borderie, où Jacqueline, que dès quinze ans il culbutait sur le foin, l’avait retenu à manger des rôties avec Jean. Le fermier Hourdequin étant allé déjeuner à Cloyes, au sortir de la messe, on avait nocé très tard, et les deux garçons arrivaient seulement, ne se quittant plus.

Cependant, Bécu gueulait qu’il payait les cinq litres, mais que c’était une partie à continuer ; tandis que Jésus-Christ, après s’être décollé péniblement de sa chaise, suivait son frère, les yeux noyés de douceur.

— Attends là, dit Buteau à Jean, et dans une demi-heure, viens me rejoindre… Tu sais que tu dînes avec moi chez le père.