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LA TERRE.

— Ah ! la guerre, murmura Fouan, elle en fait, du mal ! C’est la mort de la culture… Oui, quand les garçons partent, les meilleurs bras s’en vont, on le voit bien à la besogne ; et, quand ils reviennent, dame ! ils sont changés, ils n’ont plus le cœur à la charrue… Vaudrait mieux le choléra que la guerre !

Fanny s’arrêta de tricoter.

— Moi, déclara-t-elle, je ne veux pas que Nénesse parte… Monsieur Baillehache nous a expliqué une machine, comme qui dirait une loterie : on se réunit à plusieurs, chacun verse entre ses mains une somme, et ceux qui tombent au sort sont rachetés.

— Faut être riche pour ça, dit sèchement la Grande.

Mais Bécu, entre deux levées, avait attrapé un mot au vol.

— La guerre, ah ! bon sang ! c’est ça qui fait les hommes !… Lorsqu’on n’y est pas allé, on ne peut pas savoir. Il n’y a que ça, se foutre des coups… Hein ? là-bas, chez les moricauds…

Et il cligna l’œil gauche, tandis que Jésus-Christ ricanait d’un air d’intelligence. Tous deux avaient fait les campagnes d’Afrique, le garde champêtre dès les premiers temps de la conquête, l’autre plus tard, lors des révoltes dernières. Aussi, malgré la différence des époques avaient-ils des souvenirs communs, des oreilles de Bédouins coupées et enfilées en chapelets, des Bédouines à la peau frottée d’huile, pincées derrière les haies et tamponnées dans tous les trous. Jésus-Christ surtout répétait une histoire qui enflait de rires énormes les ventres des paysans : une grande cavale de femme, jaune comme un citron, qu’on avait fait courir toute nue, avec une pipe dans le derrière.

— Nom de Dieu ! reprit Bécu en s’adressant à Fanny, vous voulez donc que Nénesse reste une fille ?… Ce que je vais vous coller Delphin au régiment, moi !

Les enfants avaient cessé de jouer, Delphin levait sa tête ronde et solide de petit gars sentant déjà la terre.

— Non ! déclara-t-il carrément, d’un air têtu.