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LE VENTRE DE PARIS.

de toucher son argent, Charvet voulut lui emprunter dix francs. Mais elle dit que non, qu’il fallait savoir où ils en étaient auparavant. Ils vivaient sur la base du mariage libre et de la fortune libre ; chacun d’eux payait ses dépenses, strictement ; comme ça, disaient-ils, ils ne se devaient rien, ils n’étaient pas esclaves. Le loyer, la nourriture, le blanchissage, les menus plaisirs, tout se trouvait écrit, noté, additionné. Ce soir-là, Clémence, vérification faite, prouva à Charvet qu’il lui devait déjà cinq francs. Elle lui remit ensuite les dix francs, en lui disant :

— Marque que tu m’en dois quinze, maintenant… Tu me les rendras le 5, sur les leçons du petit Léhudier.

Quand on appelait Rose pour payer, ils tiraient chacun de leur poche les quelques sous de leur consommation. Charvet traitait même en riant Clémence d’aristocrate, parce qu’elle prenait un grog ; il disait qu’elle voulait l’humilier, lui faire sentir qu’il gagnait moins qu’elle, ce qui était vrai ; et il y avait, au fond de son rire, une protestation contre ce gain plus élevé, qui le rabaissait, malgré sa théorie de l’égalité des sexes.

Si les discussions n’aboutissaient guère, elles tenaient ces messieurs en haleine. Il sortait un bruit formidable du cabinet ; les vitres dépolies vibraient comme des peaux de tambour. Parfois, le bruit devenait si fort que Rose, avec sa langueur, versant au comptoir un canon à quelque blouse, tournait la tête d’inquiétude.

— Ah bien ! merci, ils se cognent là dedans, disait la blouse, en reposant le verre sur le zinc, et en se torchant la bouche d’un revers de main.

— Pas de danger, répondait tranquillement monsieur Lebigre ; ce sont des messieurs qui causent.

Monsieur Lebigre, très-rude pour les autres consommateurs, les laissait crier à leur aise, sans jamais leur faire la moindre observation. Il restait des heures sur la banquette