Page:Emile Zola - Le Ventre de Paris.djvu/212

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
212
LES ROUGON-MACQUART.

jolin étaient sûrs de rencontrer Claude à la vente en gros des mous de bœuf. Il était là, au milieu des voitures des tripiers acculées aux trottoirs, dans la foule des hommes en bourgerons bleus et en tabliers blancs, bousculé, les oreilles cassées par les offres faites à voix haute ; mais il ne sentait pas même les coups de coude, il demeurait en extase, en face des grands mous pendus aux crocs de la criée. Il expliqua souvent à Cadine et à Marjolin que rien n’était plus beau. Les mous étaient d’un rose tendre, s’accentuant peu à peu, bordé, en bas, de carmin vif ; et il les disait en satin moiré, ne trouvant pas de mot pour peindre cette douceur soyeuse, ces longues allées fraîches, ces chairs légères qui retombaient à larges plis, comme des jupes accrochées de danseuses. Il parlait de gaze, de dentelle laissant voir la hanche d’une jolie femme. Quand un coup de soleil, tombant sur les grands mous, leur mettait une ceinture d’or, Claude, l’œil pâmé, était plus heureux que s’il eût vu défiler les nudités des déesses grecques et les robes de brocart des châtelaines romantiques.

Le peintre devint le grand ami des deux gamins. Il avait l’amour des belles brutes. Il rêva longtemps un tableau colossal, Cadine et Marjolin s’aimant au milieu des Halles centrales, dans les légumes, dans la marée, dans la viande. Il les aurait assis sur leur lit de nourriture, les bras à la taille, échangeant le baiser idyllique. Et il voyait là un manifeste artistique, le positivisme de l’art, l’art moderne tout expérimental et tout matérialiste ; il y voyait encore une satire de la peinture à idées, un soufflet donné aux vieilles écoles. Mais pendant près de deux ans, il recommença les esquisses, sans pouvoir trouver la note juste. Il creva une quinzaine de toiles. Il s’en garda une grande rancune, continuant à vivre avec ses deux modèles, par une sorte d’amour sans espoir pour son tableau manqué. Souvent l’après-midi, quand il les rencontrait rôdant, il battait le quartier