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LES ROUGON-MACQUART.

se tromper, il la trouvait très-bonne à son égard. Le désintéressement, chez lui, était poussé jusqu’à l’oubli de ses besoins ; ce n’était plus une vertu, mais une indifférence suprême, un manque absolu de personnalité. Jamais il ne songea, même lorsqu’il se vit chassé peu à peu, à l’héritage du vieux Gradelle, aux comptes que sa belle-sœur voulait lui rendre. Il avait, d’ailleurs, arrêté à l’avance tout un projet de budget : avec l’argent que madame Verlaque lui laissait sur ses appointements, et les trente francs d’une leçon que la belle Normande lui avait procurée, il calculait qu’il aurait à dépenser dix-huit sous à son déjeuner et vingt-six sous à son dîner. C’était très-suffisant. Enfin, un matin, il se risqua, il profita de la nouvelle leçon qu’il donnait, pour prétendre qu’il lui était impossible de se trouver à la charcuterie aux heures des repas. Ce mensonge laborieux le fit rougir. Et il s’excusait :

— Il ne faut pas m’en vouloir, l’enfant n’est libre qu’à ces heures là… Ça ne fait rien, je mangerai un morceau dehors, je viendrai vous dire bonsoir dans la soirée.

La belle Lisa restait toute froide, ce qui le troublait davantage. Elle n’avait pas voulu le congédier, pour ne mettre aucun tort de son côté, préférant attendre qu’il se lassât. Il partait, c’était un bon débarras, elle évitait toute démonstration d’amitié qui aurait pu le retenir. Mais Quenu s’écria, un peu ému :

— Ne te gêne pas, mange dehors, si cela te convient mieux… Tu sais que nous ne te renvoyons pas, que diable ! Tu viendras manger la soupe avec nous, quelquefois, le dimanche.

Florent se hâta de sortir. Il avait le cœur gros. Quand il ne fut plus là, la belle Lisa n’osa pas reprocher à son mari sa faiblesse, cette invitation pour le dimanche. Elle demeurait victorieuse, elle respirait à l’aise dans la salle à manger de chêne clair, avec des envies de brûler du sucre, pour