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LE VENTRE DE PARIS.

un instant, haussant les épaules, marmottant que la méchanceté de cette pie-grièche ne l’étonnait plus, « du moment qu’elle s’empoisonnait des saletés sur lesquelles on avait roté aux Tuileries. »

Dès le lendemain, une rumeur sourde courut dans les Halles. Madame Lecœur et la Sarriette tenaient leurs grands serments de discrétion. En cette circonstance, mademoiselle Saget se montra particulièrement habile : elle se tut, laissant aux deux autres le soin de répandre l’histoire de Florent. Ce fut d’abord un récit écourté, de simples mots qui se colportaient tout bas ; puis, les versions diverses se fondirent, les épisodes s’allongèrent, une légende se forma, dans laquelle Florent jouait un rôle de Croquemitaine. Il avait tué dix gendarmes, à la barricade de la rue Grenéta ; il était revenu sur un bateau de pirates qui massacraient tout en mer ; depuis son arrivée, on le voyait rôder la nuit avec des hommes suspects, dont il devait être le chef. Là, l’imagination des marchandes se lançait librement, rêvait les choses les plus dramatiques, une bande de contrebandiers en plein Paris, ou bien une vaste association qui centralisait les vols commis dans les Halles. On plaignit beaucoup les Quenu-Gradelle, tout en parlant méchamment de l’héritage. Cet héritage passionna. L’opinion générale fut que Florent était revenu pour prendre sa part du trésor. Seulement, comme il était peu explicable que le partage ne fût pas encore fait, on inventa qu’il attendait une bonne occasion pour tout empocher. Un jour, on trouverait certainement les Quenu-Gradelle massacrés. On racontait que déjà, chaque soir, il y avait des querelles épouvantables entre les deux frères et la belle Lisa.

Lorsque ces contes arrivèrent aux oreilles de la belle Normande, elle haussa les épaules en riant.

— Allez donc, dit-elle, vous ne le connaissez pas… Il est doux comme un mouton, le cher homme.