Page:Emile Zola - Le Ventre de Paris.djvu/52

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
52
LES ROUGON-MACQUART.

reçut comme des meurt-de-faim, la première fois qu’ils se présentèrent chez lui. Ils y retournèrent rarement. Le jour de la fête du bonhomme, Quenu lui portait un bouquet, et en recevait une pièce de dix sous. Florent, d’une fierté maladive, souffrait, lorsque Gradelle examinait sa redingote mince, de l’œil inquiet et soupçonneux d’un ladre qui flaire la demande d’un dîner ou d’une pièce de cent sous. Il eut la naïveté, un jour, de changer chez son oncle un billet de cent francs. L’oncle eut moins peur, en voyant venir les petits, comme il les appelait. Mais les amitiés en restèrent là.

Ces années furent pour Florent un long rêve doux et triste. Il goûta toutes les joies amères du dévouement. Au logis, il n’avait que des tendresses. Dehors, dans les humiliations de ses élèves, dans le coudoiement des trottoirs, il se sentait devenir mauvais. Ses ambitions mortes s’aigrissaient. Il lui fallut de longs mois pour plier les épaules et accepter ses souffrances d’homme laid, médiocre et pauvre. Voulant échapper aux tentations de méchanceté, il se jeta en pleine bonté idéale, il se créa un refuge de justice et de vérité absolues. Ce fut alors qu’il devint républicain ; il entra dans la république comme les filles désespérées entrent au couvent. Et ne trouvant pas une république assez tiède, assez silencieuse, pour endormir ses maux, il s’en créa une. Les livres lui déplaisaient ; tout ce papier noirci, au milieu duquel il vivait, lui rappelait la classe puante, les boulettes de papier mâché des gamins, la torture des longues heures stériles. Puis, les livres ne lui parlaient que de révolte, le poussaient à l’orgueil, et c’était d’oubli et de paix dont il se sentait l’impérieux besoin. Se bercer, s’endormir, rêver qu’il était parfaitement heureux, que le monde allait le devenir, bâtir la cité républicaine où il aurait voulu vivre : telle fut sa récréation, l’œuvre éternellement reprise de ses heures libres. Il ne lisait plus, en dehors des nécessités de l’enseignement ; il remontait la rue