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SON EXCELLENCE EUGÈNE ROUGON.

d’aller sur ses brisées. Maintenant, il se rendait tous les soirs rue Marbeuf, pour causer d’elle. Il y avait comme une conspiration autour de lui ; il n’abordait plus personne, sans entendre un éloge enthousiaste de celle qu’il adorait ; jusqu’aux Charbonnel qui l’arrêtèrent un matin, au milieu de la place de la Concorde, pour s’émerveiller longuement sur « cette belle demoiselle avec laquelle on le voyait partout ».

De son côté, Clorinde trouvait des sourires exquis. Elle avait refait un plan d’existence, elle s’était accoutumée en quelques jours à son nouveau rôle. Par une tactique de génie, elle ne séduisait pas l’ancien avoué avec la carrure cavalière qu’elle venait d’expérimenter sur Rougon. Elle se transformait, se faisait languissante, affichait des effarouchements d’innocente, se disait nerveuse, au point d’avoir des crises pour un serrement de main trop tendre. Quand Delestang racontait à Rougon qu’elle s’était évanouie dans ses bras, parce qu’il avait osé lui baiser le poignet, celui-ci regardait cela comme une preuve de grande pureté d’esprit. Puis, les choses marchant trop lentement, Clorinde se livra, un soir de juillet, dans un de ses abandons de pensionnaire. Delestang demeura confus de cette victoire, d’autant plus qu’il crut avoir lâchement profité d’une syncope de la jeune fille : elle était restée comme morte, elle semblait ne se souvenir de rien. Lorsqu’il hasardait une excuse, ou qu’il tentait une familiarité, elle le regardait avec une telle candeur, qu’il balbutiait, dévoré de remords et de désir. Aussi, après cette aventure, songea-t-il sérieusement à l’épouser. Il voyait là un moyen de réparer sa vilaine action ; il y voyait plus encore une façon de posséder légitimement le bonheur volé, ce bonheur d’une minute dont le souvenir le brûlait, et qu’il désespérait de jamais retrouver autrement.