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SON EXCELLENCE EUGÈNE ROUGON.

En effet, il sortait beaucoup. On le rencontrait, les mains ballantes, la tête haute, distrait. Quand on l’arrêtait, il racontait des courses interminables. Un matin, comme il rentrait déjeuner, après une promenade du côté de Chaillot, il trouva une carte de visite à tranche dorée, sur laquelle s’étalait le nom de Gilquin, écrit à la main, en belle anglaise ; la carte était très-sale, toute marquée de doigts gras. Il sonna son domestique.

— La personne qui vous a remis cette carte n’a rien dit ? demanda-t-il.

Le domestique, nouveau dans la maison, eut un sourire.

— C’est un monsieur en paletot vert. Il a l’air bien aimable, il m’a offert un cigare… Il a dit seulement qu’il était un de vos amis.

Et il se retirait, lorsqu’il se ravisa.

— Je crois qu’il y a quelque chose d’écrit derrière.

Rougon retourna la carte et lut ces mots au crayon :

« Impossible d’attendre. Je passerai dans la soirée. C’est très-pressé, une drôle d’affaire. » Il eut un geste d’insouciance. Mais, après son déjeuner, la phrase : « C’est très-pressé, une drôle d’affaire », lui revint à l’esprit, s’imposa, finit par l’impatienter. Quelle pouvait être cette affaire que Gilquin trouvait drôle ? Depuis qu’il avait chargé l’ancien commis voyageur de besognes obscures et compliquées, il le voyait régulièrement une fois par semaine, le soir ; jamais celui-ci ne s’était présenté le matin. Il s’agissait donc d’une chose extraordinaire. Rougon, à bout de suppositions, pris d’une impatience qu’il trouvait lui-même ridicule, se décida à sortir, à tenter de voir Gilquin avant la soirée.

— Quelque histoire d’ivrogne, pensait-il en descendant les Champs-Élysées. Enfin, je serai tranquille.

Il allait à pied, voulant suivre l’ordonnance de son mé-