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LES ROUGON-MACQUART.

jours, continua-t-il. C’est une marée montante contre laquelle on ne saurait trop protéger le pays. Sur douze livres publiés, onze et demi sont bons à jeter au feu. Voilà la moyenne… Jamais les sentiments coupables, les théories subversives, les monstruosités anti-sociales n’ont trouvé autant de chantres… Je suis obligé parfois de lire certains ouvrages. Eh bien, je l’affirme…

Le ministre de l’instruction publique se hasarda à l’interrompre.

— Les romans… dit-il.

— Je ne lis jamais de romans, déclara sèchement Rougon.

Son collègue eut un geste de protestation pudibonde, un roulement d’yeux scandalisé, comme pour jurer que lui non plus ne lisait jamais de romans. Il s’expliqua.

— Je voulais dire simplement ceci : les romans sont surtout un aliment empoisonné servi aux curiosités malsaines de la foule.

— Sans doute, reprit le ministre de l’intérieur. Mais il est des ouvrages tout aussi dangereux : je parle de ces ouvrages de vulgarisation, où les auteurs s’efforcent de mettre à la portée des paysans et des ouvriers un fatras de science sociale et économique, dont le résultat le plus clair est de troubler les cerveaux faibles… Justement, un livre de ce genre, les Veillées du bonhomme Jacques, est en ce moment soumis à l’examen de la commission. Il s’agit d’un sergent qui, rentré dans son village, cause chaque dimanche soir avec le maître d’école, en présence d’une vingtaine de laboureurs ; et chaque conversation traite un sujet particulier, les nouvelles méthodes de culture, les associations ouvrières, le rôle considérable du producteur dans la société. J’ai lu ce livre qu’un employé m’a signalé ; je l’ai trouvé d’autant plus inquiétant, qu’il cache des théories funestes sous