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LES ROUGON-MACQUART.

boîte à joujoux, dont elle aurait rangé à son caprice les petites maisons de carton et les bonshommes de bois. Puis, lorsqu’elle se taisait, éreintée de bavardages, elle faisait claquer le pouce contre le médius, un geste qui lui était familier, voulant dire que tout cela ne valait certainement pas le léger bruit de ses doigts.

Pour le moment, au milieu du débraillé de ses occupations multiples, ce qui la passionnait, c’était une affaire de la plus haute gravité, dont elle s’efforçait de ne point parler, sans pouvoir, cependant, se refuser la joie de certaines allusions. Elle voulait Venise. Quand elle parlait du grand ministre italien, elle disait : « Cavour », d’une voix familière. Elle ajoutait : « Cavour ne voulait pas, mais j’ai voulu, et il a compris. » Elle s’enfermait matin et soir avec le chevalier Rusconi, à la légation. D’ailleurs, « l’affaire » marchait très-bien maintenant. Et, tranquille, renversant son front borné de déesse, parlant dans une sorte de somnambulisme, elle laissait tomber des bouts de phrase sans lien entre eux, des lambeaux d’aveu : une entrevue secrète entre l’empereur et un homme d’État étranger, un projet de traité d’alliance dont on discutait encore certains articles, une guerre pour le printemps prochain. D’autres jours, elle était furieuse ; elle donnait des coups de pied aux chaises, dans sa chambre, et bousculait les cuvettes de son cabinet, à les casser ; elle avait une colère de reine, trahie par des ministres imbéciles, qui voit son royaume aller de mal en pis. Ces jours-là, elle tendait tragiquement son bras nu et superbe, le poing fermé, vers le sud-est, du côté de l’Italie, en répétant : « Ah ! si j’étais là-bas, ils ne feraient pas tant de bêtises ! »

Les soucis de la haute politique n’empêchaient pas Clorinde de mener de front toutes sortes de besognes, où elle semblait finir par se perdre elle-même. On la