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SON EXCELLENCE EUGÈNE ROUGON.

— J’ai toujours prédit que Delestang irait loin, dit-il d’un air fin au comte de Marsy, qui s’était avancé vers lui, la main tendue.

Le comte répondit par une légère moue des lèvres, d’une ironie charmante. Depuis qu’il avait lié amitié avec Delestang, après avoir rendu des services à sa femme, il devait s’amuser prodigieusement. Il retint un instant Rougon, se montra d’une politesse exquise. Toujours en lutte, opposés par leurs tempéraments, ces deux hommes forts se saluaient à l’issue de chacun de leurs duels, en adversaires d’égale science, se promettant d’éternelles revanches. Rougon avait blessé Marsy, Marsy venait de blesser Rougon, cela continuerait ainsi jusqu’à ce que l’un des deux restât sur le carreau. Peut-être même, au fond, ne souhaitaient-ils pas leur mort complète, amusés par la bataille, occupant leur vie de leur rivalité ; puis, ils se sentaient vaguement comme les deux contre-poids nécessaires à l’équilibre de l’empire, le poing velu qui assomme, la fine main gantée qui étrangle.

Cependant, Delestang était en proie à un embarras cruel. Il avait aperçu Rougon, il ne savait pas s’il devait aller lui tendre la main. Il jeta un coup d’œil perplexe à Clorinde, que son service semblait absorber, indifférente, portant aux quatre coins du buffet des sandwichs, des babas, des brioches. Et, sur un regard de la jeune femme, il crut comprendre, il s’avança enfin, un peu troublé, s’excusant.

— Mon ami, vous ne m’en voulez pas… Je refusais, on m’a forcé… N’est-ce pas ? Il y a des exigences…

Rougon lui coupa la parole ; l’empereur avait agi dans sa sagesse, le pays allait se trouver entre d’excellentes mains. Alors, Delestang s’enhardit.

— Oh ! je vous ai défendu, nous vous avons tous