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LES ROUGON-MACQUART.

bouillon, je vais te la donner… Allons, parle donc, toi ; tu sais bien que ça s’est passé comme ça…

Et, inquiète du silence que gardait sa maîtresse, elle la crut fâchée, elle continua d’une voix qui se brisait :

— Il mourait de faim, madame ; il m’avait volé une carotte crue… On les nourrit si mal ! Puis, imaginez-vous qu’il est allé au diable, le long de la rivière, je ne sais où… Vous-même, madame, vous m’auriez dit : Rosalie, donnez-lui donc un bouillon…

Alors, Hélène, devant le petit soldat, qui restait la bouche pleine, sans oser avaler, ne put rester sévère. Elle répondit doucement :

— Eh bien ! ma fille, quand ce garçon aura faim, il faudra l’inviter à dîner, voilà tout… Je vous le permets.

Elle venait d’éprouver, en face d’eux, cet attendrissement qui, déjà une fois, lui avait fait oublier son rigorisme. Ils étaient si heureux, dans cette cuisine ! Le rideau de cotonnade, à demi tiré, laissait entrer le soleil couchant. Les cuivres incendiaient le mur du fond, éclairant d’un reflet rose le demi-jour de la pièce. Et là, dans cette ombre dorée, ils mettaient tous les deux leurs petites faces rondes, tranquilles et claires comme des lunes. Leurs amours avaient une certitude si calme, qu’ils ne dérangeaient pas le bel ordre des ustensiles. Ils s’épanouissaient aux bonnes odeurs des fourneaux, l’appétit égayé, le cœur nourri.

— Dis, maman, demanda Jeanne le soir, après une longue réflexion, le cousin de Rosalie ne l’embrasse jamais, pourquoi donc ?

— Et pourquoi veux-tu qu’ils s’embrassent ? répondit Hélène. Ils s’embrasseront le jour de leur fête.