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C’est encore le Brun qui continuera de parler ici ; mais pour le bien entendre, il faut relire ce qui a été dit de la composition & des différent grouppes ; de ce tableau, article Composition, & sur-tout avoir sous les yeux le trait de ce tableau. Planche I.

Le Brun montra que le Poussin a rendu toutes ses figures si propres au sujet, que toutes ont rapport à l’action, & contribuent à faire connoître les maux que le peuple Juif avoit soufferts. Les uns languissent encore, & ne sont pas même instruits de l’assistance miraculeuse qui vient de leur être envoyée ; les autres en éprouvent déjà les effets, & sont partagés par des actions qui, toutes différentes, tendent également à exciter l’intérêt du spectateur.

Ce n’est pas sans dessein que l’artiste a choisi un homme avancé en âge, pour lui faire regarder une femme qui allaite sa mère. Une action de charité si extraordinaire devoit être regardée par un personnage grave ; un tel spectateur la relève encore davantage, parce qu’il est plus capable d’en sentir le prix ; & comme il s’applique à la considérer, il engage ceux qui voyent le tableau, à s’y attacher plus particulièrement à leur tour, & à la mieux apprécier.

On reconnoît aisément dans la figure de cet homme, les sentimens de surprise & d’admiration dont il est pénétré. Ses bras sont retirés & posés contre le corps, parce que, dans les grandes surprises, tous les membres ont coutume de se retirer les uns près des autres, sur-tout quand l’objet qui surprend, n’imprime dans l’esprit qu’un sentiment d’estime & d’admiration, sans aucun mélange de crainte ; car la frayeur trouble les sens, & engage à chercher des secours, & à se défendre contre le péril dont on est menacé. La piété filiale représentée par le Poussin, n’inspire au vieillard qui en est témoin, qu’une admiration facile à reconnoître par l’expression de son visage. Il ouvre les yeux autant qu’il le peut ; on diroit qu’en regardant plus fortement, il espère comprendre davantage la grandeur de l’action dont il est touché, & qu’il force le sens de la vue à toute l’activité dont il est capable, pour mieux sentir ce qu’il ne sauroit trop estimer.

Il n’en est pas de même des autres parties de son corps : les esprits qui les abandonnent, les laissent sans mouvement. Sa bouche est fermée comme s’il craignoit qu’il lui échappât quelque chose de ce qu’il a conçu, & cette clôture du passage de la respiration, lui élève l’estomac plus qu’à l’ordinaire. Il semble se retirer un peu en arrière, pour témoigner sa surprise, & pour marquer en même temps le respect que lui inspire cette action vertueuse.

La femme pieuse qui allaite sa mère, ne la regarde pas en lui rendant ce généreux secours :


c’est son enfant qu’elle regarde ; c’est vers lui que son corps est penché. Le desir qu’elle éprouve de les secourir tous deux, lui fait faire une double action de mère. D’un côté, elle voit dans une extrême défaillance celle qui lui a donné le jour ; & de l’autre, elle voit celui qu’elle a mis au monde, lui demander une nourriture qui lui appartient, & qu’elle semble lui dérober en la prodiguant à une autre. Le devoir & la piété parlent à la fois à son ame, & dans le moment qu’elle ôte le lait à son enfant, elle lui donne au moins des larmes. On voit que, par ses paroles & ses caresses, elle cherche à l’appaiser, & semble implorer le pardon du tort qu’elle lui fait. L’enfant se contente de pleurer, & ne s’emporte point avec excès pour avoir ce dont on le pve.

L’action de cette vieille femme qui embrasse sa fille, & qui lui met, la main sur l’épaule, est bien une action des vieilles gens, qui embrassent avec force ce qu’ils tiennent, craignant toujours qu’il ne leur échappe, & elle marque en même temps l’amour & la reconnoissance de cette mère pour sa fille.

Le malade qui se lève à demi pour les regarder, contribue encore à les faire remarquer. Il est si surpris, qu’il oublie son mal pour les considérer. Comme la chaleur naturelle agit principalement où les esprits se portent avec le plus d’affluence, on voit que toute sa force se trouve dans la partie supérieure du corps où les esprits sont appellés par l’admiration qu’il éprouve.

Par la figure du vieillard qui, couché derrière ces deux femmes, regarde le ciel en étendant les bras, & par celle du jeune homme qui lui montre les lieux où tombe la manne, le peintre a voulu désigner deux mouvemens d’esprit fort différens, quoique’excités par la même cause. Le jeune homme, en voyant tomber cette nourriture extraordinaire, la montre avec empressement au vieillard, & n’est occupé que de la joie qu’il ressent de ce bienfait, sans penser à celui qui l’accorde : le vieillard plus sage est moins pressé, de regarder la manne, que de lever les yeux au ciel, & d’adorer la providence qui la répand sur la terre.

Le Poussin ne disposoit pas seulement ses figures pour remplir l’espace de son tableau, il leur donnoit à toutes des mouvemens divers dont elles sembloient animées, & avoit soin que tous ces mouvemens eussent des causes paticulières qui se rapportassent à son sujet principal. Ainsi, comme le Brun ne manqua pas de l’observer, on voit par l’action de ces deux jeunes garçons, qui se poussent pour recueillir la manne sur la terre, l’extrême nécessite, le besoin pressant auquel le peuple de Dieu se trouvoit réduit. Ces deux jeunes gens