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dans l’ignorance des rapports qui les lient à la nation, que, s’il faut s’étonner de quelque chose, c’est de ne pas les voir plus insensibles à la félicité générale. Ceux qui sont chargés d’élever un jeune prince, lui apprennent avec soin ce que ses peuples lui doivent, rarement lui parlent-ils de ce qu’il doit à ses peuples. Prosternés aux pieds de leurs disciples, ces vils instituteurs ne l’habituent ni à régler ses passions, ni à modérer ses désirs, ni à résister à ses fantaisies. Ils n’osent pas contredire un enfant dans lequel ils voient déjà leur maître. Au lieu de dompter son caractère, afin de l’habituer à soumettre ses caprices aux loix de la raison, ils craignent de l’affliger ; ils écartent de ses yeux tous les objets propres à l’émouvoir ; ils ne lui montrent point les infortunes des hommes ; ils ne l’attendrissent pas sur les maux de ses semblables. On diroit qu’un homme destiné au trône doit ignorer qu’il y a des malheureux sur la terre.

Que faire d’un enfant volontaire, inappliqué, continuellement dissipé, corrompu par la flatterie dès le moment qu’il est né, que tout le monde entretient de sa grandeur future, à qui ses maîtres ne parlent qu’en tremblant, que son gouverneur est forcé d’appeller monseigneur ? Celui qu’on enivre d’encens dès son berceau peut-il avoir de la docilité ? Comment faire sentir les droits de l’équité, de l’humanité, de la décence à un être à qui tout le monde s’empresse de céder ? Il est difficile qu’un prince, sur-tout s’il est né sur le trône, ait la plus légère idée de justice ou de vertu. La plupart des bons rois dont parle l’histoire éprouvèrent les coups du sort, ou vécurent dans une condition privée, avant de porter la couronne.

La vraie morale n’entre communément pour rien dans l’éducation des princes : ce n’est pas dans les cours qu’on apprend la vertu : tout y respire la licence, la volupté, la débauche, la perfidie, le mensonge ; tout conspire à détourner de la raison, de la réflexion, de la probité. L’école des courtisans n’est que l’école de la dissipation, de l’intrigue & du crime ; un jeune prince n’y prend que des leçons de vanité, de dissimulation, de tyrannie ; il y apprend à regarder les hommes comme les jouets de ses caprices, comme une race abjecte & peu digne de ses soins. Quelles idées peuvent se former dans la tête d’un mortel à qui tout persuade que Dieu, en le faisant naître, a voulu qu’il fût le maître absolu de la personne, des biens & de la vie de ses sujets ?

Sous un gouvernement despotique, qui toujours est ombrageux, le successeur au trône ne peut communément acquérir ni connoissances ni talens. Ses lumières & ses vertus causeroient des inquiétudes au despote régnant, qui craint les qualités dont il se sent lui-même dépourvu. La sûreté de l’état, ou plutôt la tranquillité du maître & de ses favoris, exigent que son héritier soit retenu dans l’ignorance, plongé dans la molesse, & même totalement abruti. Le tyran regarde son fils comme un ennemi. Le prince qui doit régner un jour sur les ottomans, privé de toute instruction, confiné dans un serail, entouré de vils eunuques, ne lit que l’Alcoran, & ne voit le divan qu’après la mort du grand-seigneur. Des breuvages dont l’effet est de rendre hébêté, rassurent un mogol contre les craintes qu’il pourroit avoir de ses propres enfans.

L’éducation que, même dans des contrées plus éclairées, l’on donne aux princes, endurcit leur cœur & retrecit leur esprit ; des hommes intéressés, factieux, ambitieux, esclaves des préjugés, ou qui n’ont pas une connoissance suffisante des principes de la jurisprudence naturelle, sont chargés quelquefois de former les arbitres de la terre. Ils ne leur donnent que des idées confuses, des principes qui ne sont pas à l’épreuve des plus légères impressions d’un exemple vicieux, des notions bien plus propres à détruire la raison dans son germe qu’à la développer.

L’autorité doit avoir pour objet principal le bien-être du peuple. Cette maxime, fondée sur la nature & la raison, n’est malheureusement que trop contredite par les idées chimériques que la bassesse & l’esclavage s’efforcent d’inspirer aux despotes. L’esclave, accoutumé dès l’enfance à regarder un monarque comme un Dieu, ne peut concevoir que de foibles mortels puissent examiner ses droits ou discuter ses ordres. Les souverains que la flatterie empoisonne dès l’âge le plus tendre, se croient des êtres privilégiés, séparés pour ainsi dire, de toute l’espèce humaine dont les volontés sont faites pour ne jamais trouver d’obstacles. Des ministres ambitieux & des courtisans avides, ne voient qu’avec frayeur les bornes que de justes loix mettroient à une puissance dont ils partagent les abus.

L’autorité suprême, continuée pendant une longue suite de siècles dans une même race, excite presque toujours les chefs des nations à abuser de leur pouvoir. Ils méconnoissent les droits de ces peuples qu’ils transmettent à leur postérité ; ils les regardent comme un bien de famille, comme un immeuble, comme un vil troupeau.

Les sociétés, en choisissant des chefs, leur accordèrent un pouvoir plus ou moins étendu ; par là les souverains acquirent des droits & des prérogatives, qu’ils voulurent faire regarder comme inaliénables, imprescriptibles, essentiels à la souveraineté. En accordant ces droits, les nations ne consultèrent que les circonstances du moment, & ne portèrent pas les yeux sur l’avenir. Mais les chefs se prévalurent souvent des concessions faites à eux-mêmes ou à leurs prédécesseurs ; des usages souvent insensés, des exemples antérieurs, des droits une fois exercés devinrent pour eux des titres incontestables ; ils prétendirent avoir acquis des privilèges qui ne pouvoient plus être revo-