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si Hyppolyte, sollicité par les empressemens & les caresses de sa belle-mère, doit se taire & mourir, ou s’il doit parler. S’il parle, il deshonore la princesse qui l’aime ; s’il se tait, il se déshonore lui-même ; & tout innocent qu’il est, il passe pour criminel auprès de Thésée son père.

Aristote conclut qu’il n’y a rien de plus difficile, que de scavoir bien précisément le parti qu’on doit prendre entre deux extrémités si délicates, & qui ne sont ni l’une ni l’autre contraires à l’honnêteté.

Mais rien de plus honnête ni même de plus consciencieux, que ce qu’il dit pour déterminer ce qu’on doit souffrir, & jusques où l’on doit fouffrir pour faire son devoir. C’est-là qu’il propose si l’on doit faire quelque chose d’injuste pour sauver un ami, ou un de ses proches qui seroit entre les mains d’un tyran : & il règle les choses d’une manière, qu’on trouve en cet endroit la véritable distinction, & l’ordre naturel des devoirs, pour les réduire à une juste dépendance les uns des autres.

Le milieu qu’il établit entre la simplicité & la finesse, dans son traité de la prudence, afin que la simplicité ne dégénère point en bétise, ni l’industrie en finesse & en artifice, est un grand principe pour savoir vivre dans le monde. Il donne par cette distinction le juste tempérament, qui fait la vraie bonté du cœur & de l’esprit. Il remarque au même lieu que la prudence est la règle des actions de l’homme comme l’art est celle des opérations. Il observe dans son traité de l’amitié que les bienfaits & les services qu’on reçoit réciproquement de ses amis, ne doivent être que des suites, & des effets de l’amitîé, & n’en doivent jamais être la cause.

Mais rien ne me paroît dans toute la morale d’Aristote, d’un jugement plus exquis & d’une plus grande pénétration que l’observation qu’il fait au chapitre troisième du septièeme livre où il enseigne que dans les délibérations des actions humaines, c’est le cœur qui délibère & qui conclut, non pas l’esprit, & que la décision de ce qu’il faut faire se prend moins des vues de l’entendement que du mouvement de la volonté. C’est ainsi que l’homme sensuel dans son raisonnement préfère le plaisir à l’honnêteté parce que son cœur est moins touché du bien honnête que de l’agréable ; le vertueux conclud au contraire, que le bien honnête est préférable au bien sensible parce qu’il est plus conforme à ses mœurs & à son esprit. Ainsi chacun juge des choses selon le penchant de l’affection qui le possède & c’est ainsi que la volonté entraîne l’entendement.

Philosophie anc. & mod. Tom. I.

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C’est de ce principe que naissent tous ces faux raisonnemens de la passion & de l’intérêt, & d’où se forment tous les sophismes de l’amour propre, sous lequel fléchissent tous les devoirs.

Aristote explique encore mieux ce mystère en cet endroit du livre septième, où il réduit le principe de toutes les actions de l’homme au plaisir & à la douleur qui sont les deux ressors universels des passions. Je me suis étendu plus au long sur la morale d’Aristote, parce qu’elle me paroit son chef-d’œuvre & le seul arrangement de cette morale, réduite à nos manières selon l’ordre naturel des matières, seroit à mon sens un des plus beaux plans d’ouvrage qu’on pût imaginer.

Cependant comme il faut être juste en tout, & dire ce que l’on croit vrai d’après un examen exact & sévère j’observerai ici que la morale d’Aristote, excellente à beaucoup d’égards & plus méthodique que tout ce que les anciens nous ont laissé sur cette matière importante, n’est pas complette, & qu’il y manque même beaucoup de choses très-essentielles. Il suffit de lire le chapitre dix du livre cinq pour se convaincre que cette morale roule uniquement sur les devoirs du citoyen & qu’elle ne contient pas les devoirs de l’homme en général, considéré comme tel. On n’y trouve pas un seul mot des loix du droit naturel, qui ont lieu entre les citoyens de divers états ou entre ceux qui ne sont membres d’aucune société civile & du moins par son silence, ce philosophe semble favoriser l’opinion inhumaine des grecs au sujet de ceux qu’ils traitoient eux-mêmes de barbares. On trouve d’ailleurs dans ses morales un assez grand nombre d’idées qui auroient besoin d’être rectifiées. Il y explique assez bien sans doute, les principes des actions humaines & il traite même des vertus en particulier d’une manière plus étendue, plus distincte & plus méthodique que n’avait fait Platon ; mais il faut avouer que sur tous ces points, il laisse encore beaucoup à désirer.

Un autre défaut de sa morale, c’est qu’on y remarque par-tout un raisonneur froid, bien plus qu’un homme senfible : : l’auteur s’y montre il est vrai, avec un grand caractère de probité qui donne plus de sanction à ses préceptes ; mais faute de cette onction si nécessaire à ceux qui veulent faire goûter leurs leçons, il attiédit au lieu d’échauffer ; on ne lui donne qu’une admiration stérile ; on ne revient point à ce que l’on a lu. La morale est sèche & infructueuse quand elle n’offre que des vues générales & des propositions méthaphysiques, plus propres à orner l’esprit & à charger la mémoire, qu’à toucher le cœur & à changer la volonté. Tel est en général l’es-

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