la préférence à un objet sur un autre, dans le cas même où ces objets ont entr’eux toute la ressemblance possible.
Dans le cas d’un choix à faire entre deux œufs semblables, pour me servir de l’exemple proposé, il y a d’abord dans la personne qui doit faire le choix une disposition à manger un de ces œufs, ou d’en faire quelque autre usage, disposition qui n’est assurément autre chose en elle qu’une volonté causée par quelque motif précédent & résultant de son état actuel, dont elle n’est point maîtresse.
Elle a, en second lieu, une autre volonté qui est de n’en choisir qu’un ou de n’en prendre d’abord qu’un.
En troisième lieu, & en conséquence de ces deux premières volontés, elle en choisit & en prend un dans le même instant : or ce choix d’un de ces œufs préférablement à l’autre est ordinairement la suite nécessaire de la disposition où se trouvent actuellement nos organes, disposition dont on ne peut rapporter la cause qu’à des habitudes précédentes & formées depuis long-tems, ou bien le résultat d’une détermination instantanée, occasionnée par quelques circonstances présentes.
En réfléchissant sur nos propres actions, nous pouvons aisément reconnoître que la plupart des choix que nous faisons se rapportent aux dernières causes que nous venons d’indiquer toutes les fois que nous ne pouvons les attribuer à la considération des qualités des objets. En effet, l’expérience nous apprend que le jeu de nos organes des différentes parties de notre corps est déterminé par des habitudes précédentes & formées depuis long-tems, ou bien par quelque cause particulière qui agit actuellement sur elles.
En quatrième lieu, dans cet enchaînement de causes & d’effets qui se précèdent & qui se suivent, dont les plus proches paroissent se ressembler entre eux, il existe réellement certaines différences si légères à la vérité, qu’elles nous échappent, & que nous sommes hors d’état de discerner par le peu d’habitude où nous sommes d’y prendre garde : ce qui n’empêche cependant pas qu’en concurrence avec d’autres causes elles ne produisent des effets aussi nécessaires que peut[1] l’être, pour faire pencher une balance d’un côté, celui d’un grain mis dans un de ces bassins, quoique l’œil ne puisse discerner précisément de combien le poids d’un de ces bassins l’emporte sur l’autre. J’ajoute que, comme nous parvenons sans que nos yeux portent leurs découvertes jusques-là, à nous assurer que si le bassin d’une balance s’élève & l’autre baisse, il y a réellement un plus grand poids dans un bassin que dans l’autre, & que le moindre poids ajouté suffit pour faire pencher la balance d’un côté : nous pouvons de même savoir que la moindre circonstance ajoutée à la chaîne des causes qui précèdent chaque effet, suffit pour la modifier ou pour en produire un nouveau. Quand on sait d’ailleurs que toutes les choses qui ont un commencement ont nécessairement une cause, il est facile d’en conclure que nos choix doivent avoir une cause quelconque quand bien même nous serions incapables de la discerner.[2]
Ce dernier principe doit nous porter à reconnoître dans l’homme une cause quelconque de son action, quoique nous ne l’appercevions pas distinctement, de la même manière que nous con-
- ↑ Voyez la réponse aux questions d’un provincial, à l’endroit déjà cité.
- ↑ « Les deux sources de l’erreur, où l’on est sur la liberté, font que l’on ne sait que ce que l’on veut faire, & qu’on délibère très-souvent si on fera ou si on ne fera pas. Un esclave ne se croit point libre, parce qu’il sent qu’il fait malgré lui ce qu’il fait, & qu’il connoit la cause étrangère qui l’y force ; mais il se croiroit libre s’il se pouvoit faire qu’il ne connût point son maître, qu’il exécutât ses ordres sans le savoir, & que ces ordres fussent toujours conformes à son inclination. Les hommes se sont trouvés en cet état, ils ne savent point que les dispositions du cerveau font naître toutes les pensées & toutes leurs diverses volontés ; & les ordres qu’ils reçoivent, pour ainsi dire, de leur cerveau, sont toujours conformes à leurs inclinations, puisqu’ils causent l’inclination même. Ainsi l’ame a cru se déterminer elle-même parce qu’elle ignoroit & ne connoissoit en aucune manière le principe étranger de sa détermination… En second lieu on a délibéré & parce qu’on s’est senti partagé entre vouloir & ne pas vouloir, on a cru, après avoir pris un parti, qu’on eût pu prendre l’autre. La conséquence étoit mal tirée ; car il pouvoit aussi bien se faire qu’il fût survenu quelque chose qui eût rompu l’égalité qu’on voyoit entre les deux partis, qui eût déterminé nécessairement à un choix : mais on n’avoit garde de penser à cela, puisqu’on ne sentoit pas ce qui etoit survenu de nouveau : & faute de le sentir, on a dû croire que l’ame s’étoit déterminée elle-même, & indépendamment de toute cause étrangère. Ce que produit la délibération & ce que le commun des hommes n’a pu deviner, c’est l’égalité de force qui est entre deux dispositions contraires du cerveau & qui donne à l’ame des pensées contraires. Tant que cette égalité subsiste, on délibère, mais dès que l’une des deux dispositions matérielles l’emporte sur l’autre par quelque cause physique que ce puisse être, les pensées qui lui répondent la fortifient & deviennent un choix. De-là vient qu’on se détermine souvent sans rien penser de nouveau, mais seulement parce qu’on pense quelque chose avec plus de force qu’auparavant. De-là vient aussi qu’on se détermine sans savoir pourquoi. Si l’ame se déterminoit elle-même, elle devroit toujours en savoir la raison ». Voyez, dans les nouvelles libertés de penser, petit in-16 imprimé à Amsterdam, 1748, le traité de la liberté, par M… partie 4.