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& doués d’une intelligence inférieure à la nôtre,[1] avec les actions des hommes.

Tout le monde convient que les bêtes sont des agens nécessaires :[2] or il est certain qu’on n’apperçoit entre leurs actions[3] & les nôtres aucune différence qui puisse faire conjecturer que nous soyons des êtres libres, tandis qu’elles sont des agens[4] nécessaires. Les brebis, par exemple, sont regardées comme des êtres nécessaires dans toutes leurs actions, comme lorsqu’elles se couchent sur le gazon, qu’elles vont d’un pas lent ou précipité, selon le sentiment qui les affecte : quand elles vont à droite ou à gauche : lorsqu’elles s’arrêtent ou qu’elles bondissent sur l’herbe : quand elles balancent ou qu’elles délibèrent sur le chemin qu’elles suivront : lorsque la faim ou la soif les porte à manger ou à boire : quand elles boivent ou mangent selon leurs dispositions actuelles, ou suivant que la boisson ou le pâturage leur plaît : quand elles préfèrent le pâturage le plus beau, le plus gras : lorsqu’elles choisissent entre plusieurs pâturages qui leur sont indifférens ou qui paroissent semblables : quand elles viennent à l’accouplement : lorsqu’elles sont chaudes ou froides dans leurs amours : quand elles prennent plus ou moins de soin de leurs petits : lorsqu’elles sentent les impressions de la crainte : quand elles appréhendent le danger, & qu’elles fuient pour l’éviter, ou qu’elles ont le courage de se défendre elles-mêmes, comme il leur arrive souvent lorsqu’il s’élève entr’elles quelques démêlés occasionnés par l’amour ou par quelque autre motif, & qui se terminent quelquefois par des combats : quand elles suivent celles de leurs compagnes qui s’avisent de marcher à la tête du troupeau : enfin lorsqu’elles obéissent au berger & à son chien, ou qu’elles se mutinent contr’eux. Par quel privilège l’homme seroit-il censé libre, lorsqu’il fait des actions, ou purement les mêmes, ou du moins semblables ? J’avoue qu’il a plus de connoissances que la brebis. Il est vrai qu’il est sensible à plus de plaisir que cet animal, & qu’outre les sensations agréables qui lui sont communes[5] avec la brebis, il a encore les sentimens de vertu & d’honneur qui sont pour lui une source de voluptés délicates inconnues à la brute ;[6] il a aussi l’avantage d’être plus affecté qu’elles par les objets absens & par les choses futures : il est sujet à plus de vaines craintes, à plus de méprises, à plus de mauvaises actions, & à beaucoup plus d’absurdités par rapport aux notions des choses : il a plus de pouvoir & de force, plus d’art & d’industrie : il est en même tems capable de faire plus de mal & de bien à ses semblables que ne le sont les bêtes. Mais enfin toutes ces facultés, tous ces pouvoirs essentiellement les mêmes dans l’homme & dans la brute, & différens uniquement par rapport au degré, ne renferment virtuellement en eux aucune

  1. « Vous n’ignorez pas que les Cartésiens sont déjà divisés en deux factions à l’égard de l’ame des bêtes : les uns disent qu’elle n’est point distincte du corps ; les autres, qu’elle est un esprit, & par conséquent qu’elle pense ». Bayle, dans les nouvelles lettres contre l’histoire du calvinisme, lettre 2. page. 51.
  2. « Il paroît de là que le pouvoir de l’ame sensitive (de l’ame des bêtes) doit être resserré dans un cercle beaucoup plus étroit. Si elle ne sentoit point, elle n’agiroit point aussi. Car sur quoi agiroit-elle ? quel seroit l’objet, quelle seroit la matière de son action ? Sa sphère d’activité est donc renfermée dans ses sensations. Mais ces sensations sont des perceptions confuses qui lui deviennent présentes. Elle n’est donc point maitresse de suspendre son attention à leur égard, d’éloigner, d’appeller celles qu’il lui plaît, de les comparer ensemble par la réflexion, d’en faire naître de nouvelles pour les opposer aux autres… L’ame sensitive se remuera donc toujours dans le petit cercle de ses sensations & n’agira qu’autant que ce qu’elle sent lui donnera lieu d’agir. D’ailleurs n’étant pas maîtresse de se donner d’autres perceptions que celles qui l’affectent dans ce moment, si elle agit, ce sera conformément à la sensation présente… La douleur & le plaisir sont, pour ainsi dire, les poids & les ressorts qui l’inclineront, & la plus forte sensation l’emportera par conséquent sur la plus foible ». Essai philos. sur l’ame des bêtes, par Boullier, tom. Il. part. 2. chap. 12. pag. 266. 267.
  3. Voyez l’histoire critique de l’ame des bêtes, par M. Guer, tom. II. l’essai philosophique sur l’ame des bêtes, par Boullier, tom. 2. part. 2. chap. 3. Locke, essai sur l’entendement humain, liv. 2. chap. 9. § 14. Bayle, dictionnaire critique, art. Rorarius, remarque E.
  4. Voyez sur le degré de la liberté des animaux, Pussendorff, droit de la nature & des gens, liv. 2 ch. 1. § 4. qui fait voir, qu’elles n’ont point de principe de moralité qui mette un frein à leur liberté.
  5. Voyez l’Histoire crit. de l’ame des bêtes, ibid l’essai philosoph. sur l’ame des bêtes, par Boullier, tom. 2. part. 2. c. 9. p. 190. & suiv. édit de 1737, Shaftsbury 6. Caract. tom. 3. Misc. p. 220, le spectateur anglois tom. 2. discours 21 de la trad. de l’histoire du Formicaleo par M. Poupart, dans les mémoires de l’académie royale des sciences, an. 1704 p. 319 édit. de Hollande ; la Iettre de M. Leewenhoek sur le mouvement de rotation de certains animalcules apperçus par le microscope sur de la lentille sauvage, mouvement qui leur sert à amener leurs nourritures ; les transactions philosoph. vol. 28. an. 1713. p. 160. Cicer. de naturà deorum, cap. 48. Willis, de animà brutorum, cap. 6. M. de Fontenelle, éloge de M. de Billettes, &c.
  6. On peut consulter sur tout cela le P. Pardies, dans son discours de la connoissance des bêtes, § 70. 75. Bayle, dict. crit. art. Pereira, Rem. C. E. H. tom. 4. & nouvelles de la rep des lettres., mars 1684. p. 22. Huet Cens. philos cartes. c. 8. § ??. p. m. 949. Descartes, ép. ad H. Morum, qui est la 117 du vol. I de ses lettres, & dans son traité des passions : la philosophie de Regis, Phys. liv. 8. part. 1. chap 24. pag. 84. le P. Malebranche, traité de morale, Willis, ibid. Borelli, de moribus animalium, & les raisonnemens du P. Guerinois, journal des savans, supplément d’avril 1707. pag. 117 120 édit. d’Amsterdam.