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qu’il soit impossible que la pensée résulte naturellement d’aucune composition, division ou combinaison des élémens de la matière, ni d’aucune modification de ses qualités. Ils veulent dire sans doute que la matière étant supposée arrangée d’une certaine façon, & affectée d’une espèce particulière de mouvement, Dieu, par sa toute-puissance, peut lui communiquer la faculté de penser… Mais soutenir que la pensée est un mode particulier du mouvement, que la matière affectée de ce mouvement particulier est une matière pensante, qui peut cesser de penser en perdant ce mouvement, c’est une absurdité extravagante & si révoltante que l’on ne conçoit pas qu’elle ait pu entrer dans l’esprit d’un homme, dans un siècle aussi éclairé que le nôtre, où la philosophie a fait de si grands progrès ».

M. Clarke suppose donc que je me suis mépris, que je me suis mal exprimé ; il soupçonne que j’ai seulement voulu dire que Dieu pouvoit absolument & par un acte immédiat de sa toute-puissance faire penser la matière ; au lieu que j’ai avancé que la pensée pouvoit être un mode naturel du mouvement ; absurdité beaucoup plus grande & plus extravagante que l’assertion de nos savans contemporains qui n’ont pas osé priver Dieu de la puissance de faire penser la matière.

Je pourrois dire à M. Clarke qu’il s’est lui-même mépris dans son argument, & que sa méprise est plus grande que celle de Descartes & de plusieurs autres savans, lorsqu’il soutient que l’ame est une substance immatérielle étendue, que Dieu pourtant ne sauroit diviser. Nous avons tous la liberté de juger & de conclure pour nous-mêmes. C’est un privilège que possède M. Clarke, dont je veux jouir pareillement, & qu’on ne sauroit refuser à personne.

Un autre privilège moins flatteur, qui nous est aussi commun à nous tous, c’est celui de pouvoir nous tromper, juger d’une manière qui semble absurde aux autres. Lorsque nous croyons appercevoir une absurdité dans le raisonnement d’un autre, nous ne devons pas croire pour cela qu’il s’est mal exprimé, qu’il a mal rendu sa pensée, qu’il a dit une chose voulant en dire une autre. Lorsqu’un papiste soutient la transsubstantiation, je ne vois pas pourquoi on lui imputeroit de ne se pas bien exprimer, de soutenir une chose pour une autre, parce que quelques théologiens de l’église anglicane n’admettent que la présence réelle.

Jettons un coup d’œil sur les opinions les plus accréditées dans le monde dans un temps ou dans un autre, nous verrons avec la plus grande évidence que les hommes les plus savans sont capables de croire & de défendre des absurdités réelles. N’est-ce pas même dans les écrits des Savans & des philosophes que l’on trouve les opinions les plus extravagantes ? De toutes les créatures, l’homme seul est sujet au privilège de l’absurdité ; & de tous les hommes les savans sont ceux qui usent le plus de ce privilège, peut-être même sont-ils les seuls qui en usent. Car le peuple, incapable de se livrer aux spéculations scientifiques, n’entre dans les idées & les opinions de son pays, que comme les soldats dans une guerre, en montrant beaucoup de courage & de chaleur pour défendre ce qu’il ignore. Nous avons eu le bonheur en Angleterre d’avoir des parlemens & des assemblées qui n’ont rien statué que de raisonnable & de vrai. L’Anglois n’en est pas plus privilégié pour cela contre l’erreur & l’absurdité, qu’un homme né en Turquie, en France ou en Espagne. Et il peut croire & défendre l’une & l’autre avec autant d’honnêteté & de sincérité qu’un turc ou un espagnol. Si j’étois tombé en contradiction, M. Clarke auroit pu dire que je m’étois mépris dans mon raisonnement, comme je crois que M. Clarke se méprend en faisant de l’être immatériel étendu une substance en même tems divisible & indivisible. Mais dire que je me suis mépris, parce que je surpasse un autre en absurdité, cela même est une méprise qui marque si peu de connoissance de la nature de l’homme, malheureusement enclin à l’erreur & à l’absurdité, que je ne sais comment la qualifier, ni sous quelle espèce de méprises la ranger.

IV. Une des grandes raisons de l’incapacité de penser dans la matière est, selon M. Clarke, « l’absurdité d’attribuer le sentiment intérieur à une substance aussi fragile que le cerveau, ou les esprits du cerveau. Car si les parties ou les esprits du cerveau sont dans un flux & un changement continuel (ce qui est très-certain) il s’ensuivra que le sentiment intérieur par lequel vous vous rappelez non-seulement que certaines choses ont été faites il y a tant d’années, mais encore qu’elles ont été faites par cet être individuel qui se les rappelle, est transféré d’un sujet à un autre ; c’est-à-dire que ce sentiment intérieur est une qualité réelle qui ne réside pourtant dans aucun sujet ».

J’ai répondu que l’homme n’a point un jour le même sentiment intérieur numérique qu’il avoit le jour précédent ; que le sentiment intérieur de tel jour est numériquement différent de tous les sentimens intérieurs passés, & ne peut pas plus être un seul & même sentiment intérieur individuel avec les autres sentimens intérieurs passés, que le mouvement d’un corps mû aujourd’hui n’est le même mouvement numérique individuel qu’il avoit hier.

J’ai ajouté que nous n’avons point le sentiment intérieur que nous persévérions deux momens de suite dans la même individualité numérique ;