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âge, il lui arrive quelque accident, qui dérangeant tout le systême organique du cerveau, fasse perdre à la substance immatérielle & individuelle numérique, toutes les idées qu’elle a eues, de sorte qu’il ne lui reste plus ni souvenir ni sentiment intérieur de toutes ses perceptions de quarante années : je suppose de plus qu’il commence à avoir de nouvelles idées comme un enfant qui vient de naître, & que de ce moment jusqu’à la mort il mène une vie débauchée & anti-chrétienne. Dans cette supposition, il y a, suivant mes principes, un même être en différens tems, mais deux personnes aussi distinctes que deux hommes quelconques, comme nous avons vu que le même homme sage dans un tems, & ensuite devenu fou, fait deux personnes différentes. Je demande donc à M. Clarke s’il pense que l’accident survenu à l’homme de ma dernière hypothèse, & son changement de vie en font deux personnes distinctes, ou si c’est toujours la même personne, malgré cette étrange métamorphose ? S’il dit que ce sont deux personnes distinctes, comment se pourra-t-il faire suivant ses principes, que l’une soit éternellement récompensée, & l’autre éternellement punie, si la même substance numérique individuelle est nécessaire pour constituer la même personne ? S’il répond qu’il n’y a qu’une seule personne, je lui demanderai de nouveau si cet être doit être puni ou récompensé, & quelle espèce de sentiment intérieur il aura, lorsqu’il sera récompensé ou puni. Lorsqu’il voudra bien se rendre raison à lui-même de ces questions, & prendre la peine, avant que d’essayer de les résoudre, de méditer attentivement le chapitre de l’identité & de la diversité dans l’essai de Locke concernant l’entendement humain, il verra que, quelque notion imaginaire qu’il puisse se faire de l’identité personnelle, il n’y en a aucune qui ne se trouve sujette à des contradictions, excepté celle qui fait consister l’identité personnelle dans la conscience ou dans le sentiment intérieur ; & qu’en particulier la supposition que je viens de faire, détruit absolument l’idée qu’il a de l’identité personnelle qu’il fait consister dans un même individuel numérique avec la même conscience numérique. En voyant qu’il est impossible que la même conscience numérique persévère plusieurs momens de suite dans un être fini, & qu’au contraire le sentiment intérieur est à chaque instant une nouvelle action, il sentira qu’il est tout-à-fait inutile de disputer si le moi ou l’identité personnelle peut résider en différens tems dans la même substance ou dans des substances différentes ; parce qu’il est aussi de concevoir que la même conscience peut exister dans différentes substances en différens tems, que de concevoir qu’elle puisse résider dans le même être numérique en différens tems, & l’on peut avoir une idée aussi claire de l’identité personnelle conservée malgré le changement de substance, que de l’identité d’un animal ou d’un homme qui, consistant dans la continuité de la vie sous une même organisation de parties, ne peut pas être détruite par l’altération de la substance, si les parties qui se dissipent sont remplacées par d’autres. Et d’ailleurs si le flux ou la dissipation des particules de la substance, étoit absolument incompatible avec l’identité personnelle, Dieu tout-puissant pourroit aussi aisément empêcher cette dissipation de parties qu’il peut préserver l’être immatériel & inétendu de l’annihilation.

Quant à ce que dit M. Clarke de l’injustice des châtimens, dans la supposition que l’identité personnelle consiste dans le sentiment intérieur & que le sentiment intérieur est une espèce de mouvement intérieur d’un systême de matière, il n’est pas à propos d’entrer dans l’examen de cette question, jusqu’à ce que nous soyons convenus ensemble du but & de la fin qui rendent les châtimens éternels & temporels nécessaires ou utiles. Quand M. Clarke aura assigné le vrai but des châtimens, il sera tems assez de faire voir que mes principes n’y sont pas plus contraires qu’aucuns autres principes.

Étant parvenu à la conclusion de la réponse que j’ai cru devoir faire à la troisième défense de M. Clarke, concernant la possibilité de penser dans la matière, j’observerai ici, pour constater de la manière la plus précise le véritable point de la question, que nous n’avons parlé de la matière M. Clarke & moi, que sous la notion la plus sure que nous en ayons, c’est-à-dire comme de quelque chose de solide, de sorte que le vrai objet de notre différend est de savoir si la pensée peut être une affection, une qualité de la solidité. Quand même donc il auroit démontré avec la plus grande évidence l’impossibilité de ce que j’ai avancé, ce qu’il n’a certainement pas fait, il ne pourroit pas encore prouver d’après ses principes qu’il y a différentes espèces de substances dans le monde. Ne suppose-t-il pas en effet que « nous ignorons la substance ou l’essence de toutes choses, qu’il n’y a point de substance dans le monde dont nous connoissions quelque chose de plus qu’un certain nombre de ses propriétés ou attributs[1] » D’où il suit qu’il est dans une impossibilité absolue de prouver qu’il y ait deux espèces de substances dans l’univers, parce que n’ayant point d’idée de la substance de la matière, ni de la substance d’aucun être distinct de la matière, il lui est impossible de savoir si la substance de l’un n’est pas la substance de l’autre, ou s’il existe quelqu’autre substance que celle de la matière.

Il n’y de vrai pour nous que ce que nous connoissons intuitivement, ou par la perception de

  1. Démonstration de l’existence & des attributs de Dieu.