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Diderot a publiés ou qu’il a laissés en manuscrits. Lorsqu’on voit ces critiques si vains, si dédaigneux traiter aussi lestement un des hommes dont les travaux ont le plus contribué aux progrès de la raison & qui s’est acquis le plus de droits à l’estime & au respect de la postérité on se rappelle le conte de ce pigmée qui, pour se venger d’un géant dont la taille imposante attiroit tous les regards, levoit sur lui son bâton, & à qui le géant disoit froidement : Tu veux donc me casser la cheville du pied.

Diderot avoit contracté depuis très-long-temps l’habitude d’écrire sur les premiers feuillets des livres qu’il lisoit, & souvent sur des feuilles volantes qu’il y inséroit, le jugement qu’il portoit de ces différens ouvrages, & ses propres réflexions sur l’objet général de la discussion. Montaigne faisoit à-peu-près la même chose, comme il nous l’apprend lui-même dans le passage suivant : « Pour subvenir dit-il, à la trahison de ma mémoire, & à son défaut, si extrême qu’il m’est advenu plus d’une fois de reprendre en main des livres, comme recents & à moi inconnus, que j’avois leu soigneusement quelques années auparavant, & barbouillé de mes notes : j’ai pris en coustume depuis quelque temps d’adjouster au bout de chasque livre (je dis de ceux desquels je ne me veux servir qu’une fois) le temps auquel j’ai achevé de le lire, & le jugement que j’en ai retiré en gros ; afin que cela me représente au moins l’air & idée générale que j’avois conçeu de l’auteur en le lisant. Je veux ici transcrire aucunes de ces annotations ». &c.

Peut-être ce passage des Essais avoit-il donné à Diderot la première idée du projet qu’il a exécuté depuis avec tant succès : car outre qu’une certaine paresse d’esprit dont le degré varie d’un individu à l’autre, nous incline tous plus ou moins à suivre dans un grand nombre de cas l’exemple des autres, sur-tout si ceux dont la conduite ou les opinions nous entraînent, se recommandent fortement à notre estime par une grande célébrité, un philosophe se détermine facilement à constater par sa propre expérience, l’utilité d’une méthode d’insntruction pratiquée par un écrivain tel que Montaigne. Quoi qu’il en soit, on verra bientôt que le plan de Diderot est beaucoup plus vaste & mieux conçu que celui de l’auteur des Essais : en effet ce que Montaigne avoit imaginé pour subvenir à la trahison de sa mémoire, Diderot le faisoit pour étendre, pour multiplier la science & pour détruire les obstacles divers que les préjugés politiques & religieux opposent aux progrès de la raison. On peut appliquer à quelques-uns de ses extraits, ce que le philosophe cité ci-dessus disoit des vies de Plutarque : » Il y a dans cet auteur beaucoup de discours étendus, très-dignes d’être sceus… Mais il y en mille qu’il n’a que touché simplement. Il guigne seulement du doigt, par où nous irons, s’il nous plaît, & se contente quelquefois de ne donner qu’une atteinte dans le plus vif d’un propos… Il aime mieux que nous le vantions de son jugement que de son savoir ».

Ce qui mérite fur-tout d’être remarqué parce que rien ne peint mieux l’originalité du caractère de Diderot & ne fait mieux connoître la tournure particulière de son esprit ; c’est qu’en parcourant les titres, souvent inconnus, des ouvrages sur lesquels il a fait des observations, on voit qu’il lui importe fort peu que le livre qu’il analyse soit bon ou mauvais : dans le premier cas, il s’élève rapidement à la hauteur de son sujet ; sa vue s’aggrandit, pour ainsi dire, avec l’horison qu’elle embrasse ; il s’empare des principes de l’auteur, les applique, les généralise & en tire de grands résultats : dans le second, il refait dans tête le livre dont il parle, & s’en sert comme d’une table de chapitres qu’il remplit ensuite à sa manière. C’est à ce sujet que M. d’Holbach, lui dit un jour qu’il n’y avoit point de mauvais livres pour lui ; & rien n’est plus exact. Diderot lui-même ne se défendoit pas trop de cette facilité avec laquelle il prêtoit aux autres son talent, son imagination & ses connoissances ; & lorsqu’après avoir lu sur sa parole tel ou tel livre dont il avoit fait l’éloge, on lui faisoit remarquer qu’il n’y avoit rien de tout ce qu’il y avoit vu, il répondoit naïvement : eh bien, si cela n’y est pas, cela devroit y être.

Il a laissé en manuscrits des extraits raisonnés & quelquefois de simples notices d’un très-grand nombre d’ouvrages qui ont paru de son temps. Ces extraits, au milieu desquels il se permet souvent de faire sur la matière même que l’auteur a traitée, des excursions très-philosophiques, peuvent être cités comme d’excellens modèles de critique & d’analyse, car on y trouve sur le livre, & quelquefois même sur l’auteur à-peu-près tout ce qu’il en faut savoir.

Pour faire connoître au lecteur, ce genre de travail qu’on pourroit perfectionner encore, je rapporterat ici quelques-unes de ces notices prises indifféremment : celui qui un jour les rassemblera toutes, pourra, s’il a du goût, de la philosophie, en former une espèce de cours de science & de littérature, peu méthodique sans doute, mais très-agréable à lire, & où il y aura sur-tout plus à apprendre & à retenir que dans ceux du père Buffier & de l’abbé Batteux.

Voici ce que j’ai trouvé sur son exemplaire d’un livre peu connu & peu digne de l’être. C’est un ouvrage traduit de l’anglois sous ce titre : Parallèle de la condition & des facultés de l’homme avec la condition & les facultés des autres animaux.