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Histoire d’un paysan.

posa un projet écrit d’un style mâle et vigoureux mais rempli de compliments. Volney, qu’on raconte avoir couru l’Égypte et la terre sainte lui répondit : « Méfions-nous de tous ces éloges, dictés par la bassesse et la flatterie, et enfantés par l’intérêt, Nous sommes ici dans le séjour des menées et de l’intrigue ; l’air qu’on y respire porte la corruption dans les cœurs ! Des représentants de la nation, hélas ! semblent déjà en être vivement atteints… » Il continua de cette manière, et Malouet ne dit plus rien.

Finalement, après de grandes batailles, on décida de porter en députation au roi, l’adresse rédigée par M. Barnave, renfermant l’exposition de tout ce qui s’était passé depuis l’ouverture des états généraux, et ce que le tiers avait décidé. Notre députation rentrait sans avoir vu le roi, attenduqu’il était à la chasse, lorsqu’une autre députation de la noblesse arriva nous annoncer que son ordre délibérait sur nos propositions. M. Bailly, député du tiers parisien, répondit : « Messieurs, les communes attendent depuis longtemps messieurs de la noblesse ! » Et sans se luisser arrêter par cette nouvelle cérémonie, qui n’avait comme toutes les autres, que le but de nous traîner de jour en jour et de semaine en semaine, on commença l’appel des bailliages, près avoir nommé M. Bully, président provisoire et l’avoir chargé de nommer deux membres, en qualité de secréiaires, pour dresser procès-verbal de l’appel qu’on allait faire et des autres opérations de l’assemblée.

L’appel commença vers sept heures et finit à dix. Alors nous fûmes constitués, non pas en tiers état, comme l’auraient voulu les autres, mais en états généraux ; les deux ordres privilégiés n’étaient que des assemblées particulières ; nous étions l’assemblée de la nation.

Nous avions perdu cinq semaines par la mauvaise volonté des nobles et des évêques, et vous allez voir ce qu’ils firent encore pour nous empêcher d’avancer.

Je ne vous parlerai pas des questions de mots qui s’élevèrent ensuite et qui nous prirent trois grandes séances, pour savoir s’il fallait s’appeler : — représentants du peuple français, comme le voulait Mirabeau ; — assemblée légitime des représentants de la majeure partie de la nation, agissant en l’absence de la mineure partie — comme le voulait Mounier, — ou : représentants connus et vérifiés de la nation française — comme le demandait Sieyès. Moi, j’aurais pris tranquillement le vieux nom d’états généraux. Les nobles et les évêques refusaient d’y paraître, cela les regardait ; mais nous n’en étions pas moins les états généraux

de 1789 ; nous n’en représentions pas moins les quatre-vingt-seize centièmes de la France.

Enfin, sur une nouvelle proposition de Sieyès, on adopta le titre d’Assemblée nationale.

Mais le meilleur, c’est qu’à partir de notre déclaration du 12, chaque jour quelques bons curés se détachaient de l’assemblée des évêques et venaient faire vérifier leurs pouvoirs chez nous. Le 13, il en vint trois du Poitou, le 14, six autres ; le 15, deux ; le 16, six ; et ainsi de suite ! Figurez-vous notre joie, nos cris d’enthousiasme, nos embrassades. Notre président passait la moitié des séances à complimenter ces braves curés, les larmes aux yeux. Dans le nombre des premiers se trouvait M. l’abbé Grégoire, d’Emberménil, auquel j’ai vendu plus d’un de mes petits livres. En le voyant arriver, je courus à sa rencontre pour l’embrasser, et je lui dis à l’oreille :

« À la bonne heure ! vous suivez l’exemple du Christ, qui n’allait pas chez les princes, ni chez le grand prêtre, mais chez le peuple. »

Il riait. Et moi je me figurais la mine des évêques, dans leur salle à côté ; quelle débâcle ! Dans le fond les curés auraient été bien simples de tenir avec ceux qui les humilient depuis tant de siècles ! Est-ce que le cœur du peuple, n’est pas le même sous la soutane du prêtre, ou sous le sarrau du paysan ?

Le 17, en présence de quatre à cinq mille spectateurs qui nous entouraient, l’Assemblée se déclara constituée, et chacun des membres prêta ce serment : « Nous jurons et promettons de remplir avec zéle et fidélité les fonctions dont nous sommes chargés. » On confirma Bailly comme président de l’Assemblée nationale, et l’on déclara tout de suite à l’unanimité des suffrages, « que l’Assemblée consentait provisoirement, pour la nation, à la perception des impôts existants, — quoique illégalement établis et perçus, — mais seulement jusqu’à la première séparation de l’Assemblée, de quelque cause quelle pût provenir ! Passé lequel jour toute levée d’impôts cesserait dans toutes les provinces du royaume, par le seul fait de la dissolution. »

Réfléchissez à cela, maître Jean, et faites-le bien comprendre aux notables du pays. Notre misère pendant tant de siècles est venue de ce que nous étions assez bornés, assez timides Pour payer des impôts qui n’avaient pas été votés par nos représentants. L’argent est le nerf de la guerre, et nous avons toujours donné notre argent à ceux qui nous mettaient la corde au cou. Enfin, celui qui payerait les impôts après la dissolution de l’Assemblée nationale, serait le dernier des misérables ; il trahirait père, mère, femme, enfants, et lui-même, et