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Page:Erckmann–Chatrian — Histoire d’un paysan.djvu/11

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Histoire d’un paysan.

lent, où l’on sème des plantes délicieuses, dont l’odeur s’élève jusqu’à Dieu ! »

Il promit encore mille autres avantages, exceptions et satisfactions, dont la nouvelle se répandit par toute l’Allemagne, de sorte qu’une foule de gens accoururent pour jouir de ces bienfaits. Ils bâtirent, ils défrichèrent, ils cultivèrent, et mirent les bois de Georges-Jean en valeur ; ce qui ne rapportait rien valut quelque chose !

Alors ledit Georges-Jean, comte de Weldentz, vendit terres, bêtes et habitants au duc de Lorraine Charles III, pour la somme de quatre cent mille florins, en l’honneur de la bonne foi, de la justice et de la gloire de Dieu.

Le plus grand nombre des habitants étaient luthériens, Georges-Jean ayant annoncé que la foi pure, claire, simple, selon saint Paul, serait prêchée à Phalsbourg, en vertu de la confession d’Augsbourg ; mais quand il eût empoché les quatre cent mille florins, ses promesses ne l’empêchèrent pas de bien dormir ; et le successeur de Charles III, qui n’avait rien promis, envoya son cher et féal conseiller d’Estat, Didier Dattel, exhorter charitablement ses bourgeois de Phalsbourg à embrasser la foi catholique ; et, dans le cas où quelques-uns voudraient persévérer dans l’erreur, leur faire commandement de vider les lieux, à peine d’expulsion et de confiscation de leurs biens.

Les uns se laissèrent convertir ; et les autres, hommes, femmes, enfants, s’en allèrent, emportant quelques vieux meubles sur leurs charrettes.

Tout étant alors en ordre, les ducs employèrent « leurs chers et bien-aimés habitants de Phalsbourg à relever et rhabiller les remparts, à bâtir les deux portes d’Allemagne et de France en pierres de taille et roches ; à creuser les fossés, édifier la maison commune, pour y tenir les siéges de justice ; l’église, pour y catéchiser les fidèles ; et la maison du sieur curé, joignant ladite neuve église, pour veiller sur son troupeau ; enfin, la halle, pour taxer et recevoir les impositions. » Après quoi, les officiers de Son Altesse établirent les droits, charges, redevances et corvées qui leur plurent ; et les pauvres gens travaillèrent de père en fils depuis 1583 jusqu’en 1789, au profit des ducs de Lorraine et des rois de France, pour avoir écouté les promesses de Georges-Jean de Weldentz, lequel n’était qu’un véritable filou, comme on en trouve tant dans ce monde.

Les ducs établirent aussi par lettres patentes plusieurs corporations à Phalsbourg ; c’étaient des espèces d’associations entre gens du même métier, en vue d’empêcher tous autres de travailler de leur état, et conséquemment de pou-

voir

dépouiller le public entre eux, sans encombre.

L’apprentissage était de trois, quatre et même cinq ans ; on payait grassement le maître pour être admis au métier ; et puis, après avoir fait son chef-d’œuvre et reçu sa patente, on traite le prochain comme on avait été traité soi-même.

Il ne faut pas se représenter la ville telle qu’on la voit aujourd’hui. Sans doute les alignements et les édifices en pierre de taille n’ont pas changé, mais pas une maison n’était peinte ; toutes étaient couleur de crépi, toutes avaient les portes et fenêtres petites et cintrées ; et sous ces petites voûtes, derrière les vitraux de plomb, on voyait le tailleur, les jambes croisées sur son établi, découper le drap ou tirer l’aiguille ; le tisserand, à son métier, lancer la navette dans l’ombre.

Les soldats de la garnison, avec leurs grands chapeaux à cornes, leurs habits blancs, râpés, tombant jusque sur les talons, étaient les plus misérables de tous : ils ne mangeaient qu’une fois par jour. Les taverniers et les gargotiers mendiaient, de porte en porte, les rogatons des ménages pour ces pauvres diables. Cela se passait encore ainsi quelques années avant la Révolution.

Les gens étaient hâves, minables ; une robe passait en héritage de la grand’mère à la petite-fille, et les souliers du grand-père au petit-fils.

Dans les rues, pas de pavés ; la nuit, pas un réverbère, aux toits, pas de chenaux ; les petits vitres éborgnées, fermées depuis vingt ans avec un morceau de papier. Au milieu de cette grande misère, le prévôt qui passe en toque noire, et monte l’escalier de la mairie, les jeunes officiers nobles, qui se promènent en petit tricorne, habit blanc, l’épée en travers du dos ; les capucins avec leurs longues barbes sales, leurs robes de bure, sans chemise, et le nez rouge, qui s’en vont par troupes au couvent, où se trouve aujourd’hui le collége… Tout cela, je l’ai présent à l’esprit, comme si c’était hier, et je crie en moi-même : — « Quel bonheur, pour nous autres malheureux, que la Révolution soit venue, et principalement pour nous paysans ! » Car si la misère était grande en ville, celle de la campagne dépassait tout ce qu’on peut se figurer. D’abord les paysans supportaient les mêmes charges que les bourgeois ; ensuite ils en avaient une quantité d’autres. Dans chaque village de Lorraine, il existait une ferme du seigneur ou du couvent ; toutes les bonnes terres appartenaient

à cette ferme ; les plus mauvaises seules restaient aux pauvres gens.