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Histoire d’un paysan.

Mirabeau n’avait plus rien à craindre, ni nous non plus. Si les rois sont sacrés, c’est qu’ils ont eu soin de l’écrire comme nous dans les lois. Ça fait toujours du bien d’être sacré ! Si l’on touchait seulement à l’un de nos cheveux maintenant, toute la France crierait et s’indignerait terriblement. Nous aurions même dû commencer par là, mais les bonnes idées viennent pas toutes ensemble.

Je crois, du reste, que la cour a bien fait de ne pas pousser les choses plus loin, car, pendant toute cette séance du 23, le peuple remplissait les avenues de Versailles, et les entrants et sortants ne faisaient que lui porter des nouvelles ; il savait tout ce qui se passait dans l’assemblée, de quart d’heure en quart d’heure ; si l’on nous avait attaqués, nous aurions eu toute la nation pour nous.

En même temps, le bruit courait du renvoi de Necker, remplacé par le comte d’Artois ; de sorte qu’aussitôt notre séance levée, le peuple se précipita vers le palais. Les gardes françaises avaient reçu l’ordre de tirer, pas un ne bougea. La foule entra jusque dans les appartements de Necker, et c’est en apprenant de la bouche du ministre lui-même qu’il restait, qu’elle consentit à se retirer.

À Paris, l’exaspération était encore plus grande. Je me suis laissé dire que là, quand la nouvelle se répandit que le roi avait tout cassé, on sentait le feu couver sous les pavés, et qu’il ne fallait qu’un signe pour allumer la guerre civile.

Il faut bien que ce soit vrai, car, malgré les conseils des princes ; malgré les régiments de mercenaires allemands et suisses qu’on avait fait venir des quatre coins de la France ; malgré les canons qu’on avait logés dans les écuries de la reine, vis-à-vis la salle des états, et dont on voyait les gueules de nos fenêtres ; malgré ce qu’il nous avait signifié lui-même, le roi écrivit aux députés de la noblesse, d’aller rejoindre les députés du tiers dans la salle commune ; et le 30 juin, qui était donc hier, nous avons vu les « fiers descendants des conquérants » venir s’asseoir à côté de « l’humble postérité des vaincus. » Ils ne riaient pas comme le matin du 23, en nous voyant entrer dans la salle, trempés de pluie !

Voilà, maître Jean, où nous en sommes : la première partie est gagnée ! Et maintenant nous allons faire la constitution. C’est un travail difficile, mais nous y mettrons le temps ; d’ailleurs, nos cahiers sont là pour nous guider, nous n’aurons, pour ainsi dire, qu’à les suivre.

Toutes les plaintes, tous les vœux du peuple doivent entrer dans cette constitution : « Abo-

lition des droits féodaux, des corvées, de la

gabelle et des douanes intérieures. Égalité devant l’impôt et devant la loi. Sûreté personnelle. Admission de tous les citoyens aux emplois civils et militaires. Inviolabilité du secret des lettres. Pouvoir législatif réservé aux représentants de la nation. Responsabilité des agents du pouvoir. Unité de législation, d’administration, de poids et de mesures. Instruction et justice gratuites. Partage égal des biens entre les enfants. Liberté du commerce, de l’industrie et du travail. » — Enfin, tout ! Il faut que tout y soit, très-clair, et rangé dans un bel ordre par chapitres, afin que chacun comprenne, et que le dernier paysan puisse connaître ses droits et ses devoirs.

Soyez tranquilles, mes amis, les hommes parleront longtemps de 1789.

C’est tout ce que j’avais à vous dire aujour’hui. Tâchez de me donner de vos nouvelles le plus tôt possible. Nous désirons savoir ce qui se passe en province ; mes confrères sont mieux informés que moi. Dites à Michel de me consacrer une heure par jour, après le travail, qu’il me raconte ce qui se passe aux Baraques et dans les environs, et qu’il m’envoie le paquet à la fin de chaque mois. De cette façon, nous serons toujours les uns avec les autres comme autrefois, et nous aurons l’air de causer ensemble, au coin de notre feu.

Je finis en vous embrassant tous. Marguerite me charge de vous dire de ne pas l’oublier, et qu’elle ne vous oublie pas non plus. Allons, encore une fois, nous vous embrassons.

Votre ami,
Chauvel.

Pendant que je lisais cette lettre, maître Jean, le grand Materne et M. le curé Christophe se regardaient en silence. Quelques mois avant, celui qui se serait permis de parler ainsi du roi, de la reine, de la cour et des évêques, n’aurait pas manqué d’aller aux galères jusqu’à la fin de ses jours. Mais les choses changent vite en ce monde, quand les temps sont venus, et ce qu’on trouvait abominable devient naturel.

Lorsque j’eus fini, ceux qui se trouvaient là continuaient de se taire, et seulement au bout d’une ou deux minutes maître Jean s’écria :

« Eh bien, que penses-tu de cela, Christophe ? qu’en dis-tu ? Il ne se gêne pas !

— Non, dit le curé, rien ne le gêne plus ! et pour qu’un homme aussi prudent, aussi fin que Chauvel écrive de cette encre, il faut que le tiers ait déjà la force en main. — Ce qu’il dit du bas clergé, comme nous appellent nos seigneurs les évêques, est vrai : nous sommes du peuple, et nous tenons avec le peuple. Jésus-