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Histoire d’un paysan.

glandée au bois de chênes, tandis que beaucoup d’autres n’ont plus rien, ayant en quelque sorte brûlé leurs propres forêts et pâturages à perpétuité.

J’aurais encore bien des choses à vous raconter sur cela, car un grand nombre, au lieu de rendre les titres qu’ils avaient sauvés, les ont gardés et vendus plus tard aux anciens seigneurs et même à l’État, ils sont devenus riches aux dépens de leurs communes. Mais à quoi bon ? Les gueux sont morts, ils ont rendu leurs comptes depuis longtemps.

On peut dire que, dans ces quinze jours, la France a été changée de fond en comble : tous les titres des couvents et des châteaux s’en allèrent en fumée ! Le tocsin bourdonnait jour et nuit, le ciel était rouge le long des Vosges : les abbayes, les vieux nids d’éperviers brûlaient comme des cierges parmi les étoiles ; et cela continua jusqu’au 4 août suivant, jour où les évêques et les seigneurs de l’Assemblée nationale renoncèrent à leurs droits féodaux et priviléges. Quelques-uns soutiennent qu’ils n’avaient plus besoin de renoncer, puisque tout était détruit à l’avance, sans doute, mais cela vaut pourtant mieux, de cette manière leurs descendants n’ont rien à réclamer.

Enfin, voilà comment le peuple se débarrassa des anciens droits de la noble race des conquérants. On l’avait mis sous le joug par la force, et c’est aussi par la force qu’il s’est rendu libre.

Depuis ce jour, l’Assemblée nationale put commencer notre constitution ; le roi vint même la complimenter et lui dire :

« Vous avez tort de vous méfier de moi ! Tous ces régiments que j’ai fait venir, ces dix mille hommes réunis au Champ de Mars, et ces canons qui vous entourent sont pour vous garder. Mais puisque vous n’en voulez pas, je vais les renvoyer. »

Nos représentants eurent l’air de croire ce qu’il leur racontait ; mais si la Bastille n’avait pas été prise ; si la nation ne s’était pas soulevée, si les régiments étrangers avaient eu le dessus ; si les gardes françaises avaient marché contre la ville, qu’est-ce qui serait arrivé ? Il ne fallait pas être bien malin pour le deviner, notre bon roi Louis XVI aurait parlé tout autrement, et les représentants du tiers en auraient vu de dures ! Heureusement les choses avaient bien tourné pour nous : la commune de Paris venait de former sa garde nationale. et toutes les communes de France suivirent cet exemple ; elles s’armèrent contre ceux qui voulaient nous remettre sous le joug. Chaque fois que l’Assemblée nationale décrétait quelque chose, les paysans prenaient leurs fonrches ou leurs fusils, en disant :

« Exécutons ça tout de suite !… Ce sera plus tôt fait… Nous éviterons de la peine à nos bons seigneurs ! »

Et l’on remplissait la loi.

Je me rappelle toujours avec plaisir la formation de notre milice citoyenne, comme on appela d’abord les gardes nationales, en août 1789. L’enthousiasme était presque aussi grand qu’à la nomination des députés du tiers état.

Maître Jean fut nommé lieutenant de la compagnie des Baraques, Létumier sous-lieutenant, Gauthier Courtois sergent-major, et puis d’autres sergents, caporaux. Nous n’avions pas de capitaine, parce que les Baraques ne fournissaient pas une Compagnie entière.

Qu’on se représente la joie de ce jour, les cris de : Vive la nation ! pendant qu’on arrosait les épaulettes, et la mine de maître Jean, qui pouvait enfin porter ses grosses moustaches et ses favoris pour de bon. Cela lui coûta bien deux mesures de son vin rouge de Lorraine. Létumier aussi, depuis ce moment, laissa pousser ses moustaches, de longues moustaches rousses, qui lui donnaient un air de vieux renard. Jean Rat fut notre tambour ; il faisait tous les rigodons et battait toutes les marches comme un vieux tambour-maître. Je ne sais pas où Jean Rat avait appris tant de choses, c’était peut-être en jouant de la clarinette.

Nous avions reçu des fusils de l’arsenal, de vieilles patraques garnies de baïonnettes longues d’une aune. Ou les maniait bien tout de même ; seulement il fallut d’abord nous donner des instructeurs du régiment de La Fère, quelques sergents qui nous apprirent l’exercice au Champ de Mars, les dimanches après midi.

Avant la fin de la semaine, maître Jean avait déjà commandé son uniforme chez le tailleur du régiment, Kountz, et, le deuxième dimanche, il arrivait à l’exercice en grande tenue, le ventre bien arrondi dans son habit bleu à revers rouges, les yeux luisants, les épaulettes pendantes, le chapeau à cornes penché sur la nuque, le grand sabre à coquille traînant derrière sur ses talons. Il allait et venait devant les rangs, et criait à Valentin :

« Citoyen Valentin, effacez donc vos épaules mille tonnerres ! »

On n’a jamais vu de plus bel homme ; dame Catherine en le voyant rentrer avait peine à croire que c’était son mari ; les idées de Valentin se confondaient en le regardant, il le prenait pour de la noblesse, et sa longue figure jaune s’allongeait encore d’admiration.

Mais à l’exercice maître Jean n’était pas aussi ferré que beaucoup d’autres ; le grand Létumier lui rivait son clou. C’est là qu’on riait et