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Histoire d’un paysan.

sont simples et naturels ; autant les intrigants jouent la comédie et se redressent pour se donner de l’importance, autant ils se montrent ouverts et vous mettent de suite à votre aise.

« Aux fêtes de la Fédération, le mercredi 14 juillet, M. Danton, qui marchait en garde national avec sa section, m’a fait avoir une bonne place près de l’autel de la patrie ; il est venu me prendre lui-même au cortège, et m’a conduit auprès de sa jeune femme, en nous disant ? ‹ Asseyez-vous, causez, vous serez bien ensemble. › C’est une belle personne. Nous causions comme d’anciennes amies ; elle paraissait bien heureuse, malgré la pluie qui tombait à verse ; et quand M. Danton revint la prendre et l’emmener dans une voiture, elle me fit promettre d’aller la voir, en me donnant la main. M. Camille Desmoulins, qui venait de rencontrer mon père au champ de Mars, monta dans notre voiture ; il criait contre le roi, qui avait profité de la pluie pour se cacher dans son pavillon, au lieu de prêter serment sur l’autel de la patrie, comme c’était son devoir. Mais en entendant les cris de : Vive la nation ! s’élever jusqu’au ciel, il riait et disait : ‹ C’est égal, Chauvel, le peuple est avec nous. Tous les cœurs battent ensemble pour la patrie, la justice et la liberté ! › Ses yeux brillaient ; moi j’aurais voulu pleurer d’attendrissement. Chaque bande qui passait poussait de nouveaux cris, agitait des branches de peuplier, levait les chapeaux et les bonnets garnis de cocardes ; cela ne finissait pas, et les mille cloches de la ville sonnaient ensemble.

« Le soleil était revenu.

« Nous étions descendus vers cinq heures devant les Tuileries, où demeure le roi. M. Camille Desmoulins me prit à son bras pour aller nous rafraîchir au café Hollot, en bas de la terrasse des Feuillants. Beaucoup de patriotes et de gardes nationaux, avec leurs femmes et leurs enfants, étaient là qui riaient et se réjouissaient. M. Desmoulins, avant d’aller faire son journal, vint encore nous saluer et nous remercier. Tu vois, Michel, comme ces gens-là sont bons et peu fiers. Chez nous, le dernier bangard vous regarde du haut de sa grandeur, et croirait s abaisser en se montrant poli. C’est bien pitoyable, mais tous ceux qui ne sont rien par eux-mêmes et qui n’ont un peu de valeur que par leur place tiennent la même conduite ; à Paris, jusque dans les derniers villages, on les reconnaît à leur air de majesté qui vous fait rire.

« Il est vrai que nous connaissons M. Camille Desmoulins depuis notre arrivée ici ; mon père, qui le regarde comme un des meilleurs patriotes, avait placé son journal dans

tous les coins de l’Assemblée, et lui nous avait envoyé tout de suite des billets pour aller au théâtre de la Nation, à celui de Mlle Montausier, dans le Palais-Royal, et aux Comédiens de Beaujolais. C’était mon bonheur d’entendre le Siége de Calais ou bien le Chêne Patriotique. Ces grands cris des acteurs, qui s’en allaient et venaient en levant les mains et gémissant, me touchaient le cœur ; et j’avais aussi du plaisir. à voir jouer Esope à la foire, ou les Deux fermiers, au Palais-Royal. Ces paysans habillés en soie et ces bergères en petits souliers rouges me réjouissaient la vue. Mais j’ai bien changé depuis, car mon père, qui s’ennuyait de perdre son temps, et qui bâillait à chaque instant dans sa main en voyant ces choses, me dit un soir :

« ‹ Tiens Marguerite, voilà comme Sa Majesté le roi connaît les paysans ; c’est là qu’il les a vus ! ils sont tous gros et gras, bien portants, bien habillés, bien nourris ; et les soldats aiment tous mieux la gloire du roi que leur baraque. Ça doit l’étonner quand on parle de famine ; et les Parisiens doivent aussi s’indigner d’entendre dire que nous ne sommes pas contents, car nous avons de tout en abondance : nos greniers sont remplis de blé, d’orge, d’avoine, nos crèmeries sont pleines de lait et de fromage, et nos caves de bons vins. Nous allons danser régulièrement tous les jours dans l’herbe, au bord de l’eau, avec nos bergères ; et de temps en temps un jeune seigneur, un prince, nous enlève une fille qu’il finit par épouser. Je n’aurais jamais cru que nous étions si heureux ! Et si l’on juge maintenant de leurs rois, de leurs seigneurs, de tout leur grand monde, d’après leurs paysans, ce que ces gens-là leur font dire doit être aussi vrai que ce que chante cette gardeuse d’oies qui pense à devenir reine, et qui le sera pour sûr à la fin de la pièce. Les soldats du siége de Calais, qui plaisantent au milieu de la boue, sans recevoir leur ration, sont aussi vrais que le reste ; et la conférence du Parnasse aussi, où nous voyons les dieux, avec des couronnes en carton doré, raisonner comme des imbéciles. Je mets tout cela dans le même panier ; ces gens parlent de tout comme ils parlent de nos villages ; ils en savent autant sur le chapitre des rois ou d’Apollon, que sur notre chapitre. C’est agréable de regarder des spectacles pareils et de s’instruire de cette manière. ›

« Alors je reconnus qu’il avait raison, et depuis j’aime beaucoup mieux rester dans notre chambre, à repasser mon linge ou raccommoder mes bas, que d’aller voir des choses contraires

au bon sens.