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Histoire d’un paysan.

des larmes sur ces malheurs. Ah ! qu’on nous retire cette coupe des lèvres ; que les Allemands de Bouillé la vident tout seuls ; elle nous soulève le cœur ! ›

« Alors il s’assit au milieu d’une tempête de cris, où la grande voix de M. Danton put seule se faire entendre : il remerciait mon père d’avoir éclairé le club sur cet épouvantable massacre ; il disait que les provinces patriotiques de l’Est sont incapables de prêter la main aux manœuvres de l’étranger, et que la calomnie ne peut les atteindre.

« Et tu sauras, Michel, que malgré l’approbation de l’Assemblée nationale, trompée par les vendus ; malgré les intrigues de Bailly et de Lafayette ; malgré tous les journaux royalistes, vingt-huit bataillons de la garde citoyenne ont refusé de voter les remercîments que le roi demandait pour M. Bouillé ; et que celui du Val-de-Grâce a protesté contre, en disant : ‹ que loin d’être un héros animé par le patriotisme, Bouillé peut n’être qu’un homme avide de sang et de carnage, et que la victoire peut lui mériter, après un examen impartial, plutôt des Supplices que des lauriers ! ›

« Vous serez contents d’apprendre ces bonnes nouvelles. Ah ! nous ne sommes pas seuls pour la justice et la liberté, les braves Parisiens tiennent avec nous, et l’on peut dire que tous les honnêtes gens se donnent la main.

« Mais j’arrive au bout de mon papier, et j’aurais encore tant d’autres choses à vous dire sur la mort de ce bon Loustalot, sur les éloges qu’on fait de son courage et de son dévouement. Vous auriez été bien touchés ; mais je n’ai plus de place, il faut donc finir ! Bientôt… l’année prochaine j’espère, nous causerons de tout cela, tranquillement assis au coin du feu de maître Jean. Alors la constitution sera finie, et les droits de l’homme seront gagnés ! Ah ! que nous serons heureux ; mais il faut encore de la patience. En attendant, tu vas toujours bien soigner notre petit jardin, Michel. Rien que d’y penser, je crois sentir la bonne odeur du fruitier dans la chambre en haut, en automne ; je sens toutes ces bonnes poires et ces belles reinettes, et je les vois sur le plancher. Quel bon pays, mon Dieu ! Ma seule consolation est de penser que tu montes tous les soirs, et que tu y mènes aussi le petit Étienne. Vous vous en donnez.… tant mieux ! j’en suis bien contente.

« Et maintenant c’est fini. Adieu, tous, adieu… Je vous embrasse. Dites aux bons amis des Baraques qui voulaient mettre quelque chose dans le panier, que c’est comme si nous avions reçu leurs présents, et que nous

les en remercions mille et mille fois. Adieu, maître Jean, dame Catherine, Nicole, Michel, adieu !

Marguerite Chauvel
« Paris, le 24 septembre 1790. »

IV

Cette lettre de Marguerite fit le plus grand bien au pays. Je me rappelle l’avoir lue peut-être plus de cent fois : car non-seulement ceux des Baraques, mais encore les rouliers, les marchands de grains, enfin tous les étrangers qui s’arrêtaient aux Trois-Pigeons, après nous avoir souhaité le bonjour, et demandé leur chopine de vin, se mettaient à crier :

« Ah çà ! maître Jean, vous avez reçu des nouvelles de Paris, à ce qu’on raconte. Nous ne serions pas fâchés non plus de savoir ce qui se passe là-bas. »

Et tout de suite maître Jean me disait :

« Michel, va chercher la lettre. »

Je prenais la lettre dans l’armoire, je la lisais d’un bout à l’autre, au milieu d’un cercle de gens qui m’écoutaient, la hotte au dos ou le fouet sur l’épaule. On s’étonnait, on se faisait expliquer les choses difficiles à comprendre. Maître Jean s’étendait en long et en large sur chaque chapitre, touchant les clubs, les marchés, et même les théâtres, qu’il n’avait jamais vus, mais qu’il se figurait d’après son bon sens naturel.

Finalement, après s’être bien étonné, chacun s’en retournait à ses affaires, en s’écriant :

« Allons ! pourvu que les patriotes tiennent ferme à Paris et qu’ils aient toujours le dessus, c’est le principal. »

Le monde avait bien besoin d’être encouragé car c’est en ce temps que les nobles, les anciens justiciers, les évêques, qui ne pouvaient plus soutenir leurs injustices à ‘Assemblée nationale, parce que les députés du tiers leur prouvaient clairement qu’ils avaient tort de vouloir toujours vivre aux dépens de la nation, songèrent à redevenir nos maîtres par la force. Mais ils ne voulaient pas se battre eux-mêmes, c’était trop dangereux ; ils voulaient nous faire battre les uns contre les autres, et si cela ne suffisait pas, appeler les Allemands à leur secours. Les nobles venaient déjà de frapper le premier coup à Nanon en opposant la garde nationale à la troupe ; maintenant les évêques allaient en frapper un deuxième, bien autrement dangereux, en opposant les gens religieux, amateurs de la vie éternelle, aux patriotes,