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Histoire d’un paysan.

grosses joues pendaient ; et comme, après dîner, dame Catherine venait de sortir, le tablier sur les yeux, il me regarda tout pâle, en me demandant :

« Et toi, Michel, qu’est-ce que tu penses de tout ça ? »

Alors je lui répondis :

« Tout cela, maître Jean, c’est pour faire peur aux acquéreurs de biens du clergé. Ces moines ne sont pas les véritables prêtres ! Pendant que nos pauvres curés de village remplissaient tous les devoirs de la religion ; qu’ils couraient la montagne été comme hiver, dans la pluie et sous le soleil, pour consoler les misérables abandonnés et sacrifiés, volés et dépouillés par l’avarice des seigneurs, et qu’ils n’avaient que la petite dîme sur les blés, qui ne rapportait presque rien dans nos pays de seigle, ces fainéants de moines vivaient grassement ; ils donnaient le spectacle honteux de leur ivrognerie, de leur paresse et de leurs mauvaises mœurs ; ils nageaient dans tous les biens de la terre !… Et maintenant que par la vente de ces biens, le plus pauvre vicaire a sept cents livres, et le moindre curé douze cents, ils seraient bien bêtes de se sacrifier pour ces moines, qui les regardaient de travers, ou pour ces évêques qui les traitaient avec mépris, en les appelant « de la prétraille ! » et qui, lorsqu’un d’eux devenait par hasard évéque, disaient que « c’était d’un évêché de laquais ! » Je suis sûr que les curés de bon sens et de courage prêteront le serment ; et que si plusieurs le refusent, ce sera par la peur de ces êtres orgueilleux qui ne pardonnent rien, et non par conscience, et parce qu’ils croiront devoir moins à leur pays qu’à ces hommes égoïstes. »

Maître Jean m’écoutait avec plaisir, et me posant la main sur l’épaule, il s’écria :

« Michel, ce que tu dis est vrai. Malheureusement le peuple, et surtout les femmes, sont élevés dans l’ignorance ; tout ce que nous pouvons faire, c’est de nous réunir aux patriotes et d’attendre que les moines attaquent la constitution, pour la défendre. »

Dans le même moment dame Catherine rentrait, aussitôt il lui dit :

« Écoute, Catherine, si tu m’ennuies en faisant cette figure désolée, j’irai rendre aux Tiercelins mes terres de Pickeholtz, que j’ai payées en beaux deniers comptants. Alors nous serons ruinés ; le père Bénédic et tous les gueux riront ; et tu verras si les Tiercelins, les évêques, les seigneurs ou le roi nous rendront mon argent, qui vient de servir à payer les dettes qu’ils avaient faites sans nous et malgré nous. »

Il était en colère, et sa femme se dépêcha de

rentrer dans la cuisine, parce qu’elle n’avait rien de bon à lui répondre.

Ce qui se passait aux Trois-Pigeons se passait dans chaque ménage, le trouble était partout, et même avant de retourner le soir à notre baraque, je savais d’avance que ma mère allait m’entreprendre sur le serment, comme si cela m’avait regardé. Je ne me trompais pas ! Elle tenait avec ceux qui nous avaient réduits à la misère ; elle me prédit ce même soir la damnation éternelle, parce que je ne voulais pas reconnaître que l’Assemblée nationale était un tas de juifs et d’hérétiques, réunis pour renverser la religion de Notre-Seigneur. Elle m’accabla de reproches, mais je ne lui répondis pas ; depuis longtemps je me soumettais à ma mère, même quand elle se fâchait injustement. Le père, lui, n’osait pas élever la voix, et je le plaignais de tout mon cœur.

Ces choses traînèrent ainsi trois ou quatre jours ; l’Assemblée nationale avait décrété : « que le serment des évêques, des ci-devant archevêques et des curés d’être fidèles à la nation, à la loi et au roi, de veiller avec soin sur les fidèles de leurs districts ou de leurs paroisses, et de maintenir de tout leur pouvoir la. constitution, » serait prêté dans la huitaine de la publication du décret, un jour de dimanche, après la messe. Savoir : par les évêques, les ci-devants archevêques, les vicaires, les supérieurs et directeurs des séminaires, dans l’église épiscopale ; et par les curés, leurs vicaires et tous autres ecclésiastiques, dans l’église de leur paroisse, en présence du conseil général de la commune et des fidèles ; qu’ils déclareraient deux jours à l’avance à la municipalité de leur district leur intention de prêter ce serment ; et que ceux qui ne l’auraient pas prêté dans les délais déterminés seraient réputés avoir renoncé à leur office, et qu’on les remplacerait par les élections, selon la nouvelle constitution décrétée le 12 juillet.

On attendait donc le dimanche, pour voir ceux des curés qui prêteraient le serment ; et jusque-là les moines cabalaient, tous les ordres et congrégations abolis reparaissaient, la confusion grandissait ! Mais en même temps, comme on comprenait très-bien que les évêques et les nobles jouaient leur plus grosse partie, et qu’en la gagnant ils rattraperaient tous leurs biens et priviléges, les bourgeois, les ouvriers, les soldats et les paysans tenaient ensemble, j’entends ceux qui se faisaient honneur et gloire d’obéir aux lois de leur pays, et qui mettaient la France au-dessus de tout, en même temps que la justice et la liberté.

Maître Jean m’avait dit que nous irions ensemble voir, à Lutzelbourg, son ami Christo-