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Page:Erckmann–Chatrian — Histoire d’un paysan.djvu/187

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Histoire d’un paysan.

Quelle belle invention ! Depuis longtemps elle existait à Paris, mais il fallait un homme bon sens comme Chauvel, pour en faire profiter notre petite ville et ses environs.

Tout cela ne l’empéchait pas de mener rondement notre club : car il avait été nommé président à la place de Raphaël Manque, et trois fois par semaine, après sept heures, la halle se remplissait de monde.

Chauvel arrivait ; il montait à l’étal, s’asseyait dans le fauteuil, posait sa tabatière et son mouchoir à droite, après avoir pris une bonne prise, et s’écriait :

« Messieurs ! la séance est ouverte. »

Aussitôt il déployait le Moniteur et se mettait à lire les discussions de l’Assemblée législative et quelquelois aussi celles des Jacobins, dans le Journal des Débats. Il expliquait ce qu’un grand nombre n’aurait pas pu comprendre, et puis, les nouvelles finies, il disait :

« Voilà, messieurs, où nous en sommes !  Quelqu’un veut-il parler ? »

Tantôt l’un, tantôt l’autre avait quelque chose à dire. On écoutait… on répondait. Non-seulement les ouvriers, les bourgeois et les officiers municipaux de la ville venaient là ; mais encore le colonel Bazelaire envoyé par l’Assemblée nationale pour remplacer le sergent Ravette, qui ne connaissait pas assez les grandes manœuvres. Chacun disait son mot, et, sur le coup de dix heures, pendant que le couvre-feu sonnait encore à la mairie, Chauvel se levait en s’écriant d’un air de bonne humeur :

« Les affaires publiques sont expédiées ; à lundi, mercredi ou samedi prochain ! »

Si je vous raconte ces choses, c’est parce qu’il faut que vous les sachiez ; mais vous pensez bien qu’alors d’autres idées me passaient par la tête. C’est le temps où j’allais faire ma cour à Marguerite tous les dimanches, avec mon chapeau à cornes, mes bottes cirées au blanc d’œuf, et mes grosses breloques rouges pendues majestueusement sur l’estomac. Ah je n’étais plus ce bon Michel Bastien, qui se croyait propre en se faisant la barbe une fois mois.

Depuis l’arrivée de Marguerite, j’avais vu que cela ne pouvait plus aller ; que bien d’autres la trouvaient jolie et regardaient ses grands yeux bruns et ses beaux cheveux noirs plaisir, et que je n’étais pas le seul non plus à penser qu’elle avait de l’esprit et du bon sens. Non ! beaucoup d’autres avaient mes idées ; et ce n’étaient pas seulement des ouvriers ou des paysans, c’étaient des mirliflores, de jeunes officicrs d’Auvergne, des ci-devant, en perruques poudrées, qui remplissaient

la boutique de leurs bonnes odeurs, achetaient des gazettes, riaient et roucoulaient pour s’attirer seulement un sourire. J’avais, vu cela bien vite. Aussi, comme je me lavais, comme je me rasais ! Dieu du ciel ! il fallait me voir le dimanche Matin devant mon petit miroir pendu à la lucarne, en train de me faire la barbe deux ou trois fois de suite. Mes joues en reluisaient comme une hache neuve ; et je ne me trouvais pas encore assez beau, je me passais dix fois la main autour du menton, pour voir si rien n’y manquait. Et puis, après neuf heures, quand la mère venait de partir dans la neige pour aller entendre la messe du prêtre réfractaire à Henridorff, le vieux père arrivait tout doucement ; il grimpait l’escalier et regardait par la soupente au niveau du plancher, en me disant tout bas :

« Michel, elle est partie ! Est-ce que tu veux que je te fasse la queue ? »

Car c’est lui qui m’arrangeait la queue, une queue noire, grosse comme le bras, et que j’étais forcé pendant la semaine d’enfoncer sous ma chemise, parce qu’elle me battait les épaules en forgeant et me gênait pour le travail C’est lui, l’excellent homme, qui me la tressait lentement, avec soin. Je me vois encore à cheval sur la chaise, et ce bon père, qui me peigne, tout heureux. Il était fier de mes épaules et de mes reins, et disait :

« Ah ! ce n’est pas parce que je suis ton père, mais dans tout le pays il n’y a pas d’aussi fort homme que toi ! »

Je m’attendrissais et j’aurais voulu lui parler de mon amour, mails je n’osais pas ; je respectais trop mon père. Et puis il savait bien que j’aimais Marguerite ; j’en étais sûr. La mère aussi s’en doutait ; elle s’apprêtait pour la bataille ; et, le père et moi, sans nous rien dire, nous nous apprêtions de notre côté. Cela devait être terrible, mais nous pensions l’emporter tout de même.

Enfin, dans ce petit grenier, sous le chaume, nous rêvions à de beaux jours. Lorsque j’étais bien rasé, bien habillé, et que le bon père m’avait encore donné un coup de brosse, il disait :

« C’est bon !… va maintenant, tu peux partir !… Amuse-toi bien, mon enfant… »

Il ne s’était pas beaucoup amusé, lui, dans sa longue vie de travail, il n’avait pas eu beaucoup de bons moments ; et maintenant encore que la mère abandonnait la baraque pour courir au loin entendre la messe d’un prêtre qui violait les lois de son pays, le pauvre homme était forcé de peler les pommes de terre et de préparer lui-même le dîner. Voilà ce que c’est d’être trop bon !…