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Histoire d’un paysan.

révolution. Cela se passait ouvertement ; mais alors l’indignation éclata. Chauvel d’abord, ensuile Lallemand, de Lixheim, et tous les chefs des clubs affiliés aux Jacobins, dénoncèrent ce trafic abominable ; et malgré le silence des ministres du roi, qui fermaient les yeux sur les manœuvres des émigrés, Camille Desmoulins, Fréron, Brissot, crièrent si fort, qu’il fallut bien envoyer des ordres pour arrêter le débordement.

À Lixheim, un des recruteurs logeait à l’auberge du Grand-Cerf ; tout le monde savait qu’il racolait des soldats pour le compte de l’émigration ; car les nobles voulaient tous commander, pas un n’aurait eu l’idée de prendre un fusil ; il leur fallait des paysans, même pour défendre leur propre cause ; eux, ils naissaient lieutenants, capitaines ou colonels par la grâce de Dieu.

Et comme un matin le racoleur était en train d’embaucher des garçons que lui envoyaient les prêtres réfractaires du pays, tout à coup les gendarmes nationaux frappent à la porte. Il regarde à la fenêtre et voit dehors les grands chapeaux à cornes ; aussitôt le gueux se sauve par derrière, dans un grenier à foin. Mais on l’avait vu monter ; le brigadier grimpe derrière lui ; et ne trouvant rien là-haut, il enfonçait lentement son sabre dans les tas de foin, en disant :

« Où donc est le gueux ? Il n’est pas ici… non, il n’est pas ici ! »

Mais à la fin un grand cri montra qu’il était là tout de même, et le brigadier, en retirant son sabre tout rouge, dit :

« Ah ! je me suis trompé… Je crois qu’il est sous la paille. »

Alors on sortit ce misérable, qui s’appelait Passavent et qui était borgne ; le sabre l’avait traversé par les reins, de sorte qu’il en mourut le même soir, et bien heureusement encore : car on avait trouvé dans sa chambre des lettres de nobles qui lui fournissaient des sommes pour exciter la guerre civile, et d’autres lettres de prêtres réfractaires d’Alsace et de Lorraine, qui lui envoyaient des garçons à racoler ; il aurait été pendu sans miséricorde.

On l’enterra donc, et, durant tout ce mois, on fit des arrestations en nombre ; c’étaient des recruteurs, des prêtres réfractaires et des vagabonds de toute sorte. Le père Éléonore disparut pour un temps ; ma mère s’en désolait, ne sachant plus où remplir ses devoirs religieux. Ces. malheureux ne pensaient qu’à mettre le trouble chez nous, et beaucoup de ceux qu’on a massacrés plus tard à la prison de l’Abbaye étaient de cette espèce.

sans foi ni loi, capables de vendre la patrie à l’étranger pour de l’argent et des priviléges.

On savait qu’il existait trois rassemblements sur le Rhin : celui de Mirabeau-Tonneau, près d’Ettenheim ; celui de Condé, près de Worms ; et le plus grand à Coblentz, où se trouvaient nos seigneurs le comte d’Artois et le comte de Provence.

Un seul prince du sang, le duc d’Orléans, qui s’est appelé depuis Philippe-Égalité, restait en France ; son fils, colonel des dragons de Chartres, servait dans l’armée du Nord.

Qu’on se représente maintenant d’après cela l’inquiétude de notre pays ; tout ce tas d’émigrés pouvait arriver chez nous à marche forcée en une seule nuit. Il ne faut pourtant pas croire qu’ils nous faisaient peur ; s’ils avaient été seuls, on se serait moqué d’eux ; mais le roi de Prusse et l’empereur d’Autriche les soutenaient ; et puis ils avaient désorganisé nos armées en abandonnant leurs drapeaux. On savait du moins alors que toute leur force venait de nos ennemis ; on voyait de plus en plus combien nous avions été bêtes de leur donner notre argent pendant tant de siècles, puisqu’ils ne pouvaient rien entreprendre contre nous par eux-mêmes.

Je me souviens que le 6 décembre, jour de la Saint-Nicolas, notre club se fit au bon sang à propos de ces émigrés. Joseph Gossard, un marchand de vins des environs de Toul, grand, sec, la figure rouge et la tête frisée, un vrai Lorrain, joyeux comme un merle, nous racontait la tournée qu’il venait de faire à Coblentz, avec des échantillons dans sa malle.

Je crois encore le voir, penché sur l’étal, nous peindre la confusion de tous ces nobles, de tous ces moines, de ces supérieurs de couvent, de ces chanoines, de ces chanoinesses, de ces grands seigneurs, de ces grandes dames et de cette quantité de servantes et de domestiques qui les suivaient pour les peigner, pour les laver, pour les brosser, pour leur faire la barbe, pour leur couper les ongles, pour les habiller et les déshabiller comme des enfants, et qui ne pouvaient plus vivre à leurs dépens, puisqu’ils n’avaient plus le sou.

Jamais on n’a rien entendu de pareil ! Gossard contrefaisait leurs grimaces au milieu des pauvres Allemands, qui ne comprenaient pas un mot de ce qu’ils disaient. Il représentait une vieille marquise avec ses falbalas, sa grande canne et ses affiquets dans une auberge de