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Histoire d’un paysan.

mées tiennent toujours avec un roi qui gagne des batailles et qui donne les grades ! Si nous étions battus, le roi de Prusse et l’empereur d’Autriche devaient tout rétablir chez nous, comme avant les états généraux. C’est ce que la reine Marie-Antoinette espérait ; elle voulait devoir son trône à nos ennemis.

Les girondins Brissot, Vergniaud, Guadet, Gensonné, etc., faisaient donc les affaires de la cour, et les jacobins Robespierre, Danton, Couthon, Billaud de Varennes, Desmoulins, Merlin (de Thionville), faisaient les affaires de la nation. C’est tout ce que je puis vous dire sur cela.

Plus la guerre approchait, plus l’exaltation devenait terrible, plus on se méfiait du roi, de la reine, de leurs ministres, de leurs généraux. On voyait bien que l’intérêt de ces gens n’était pas le nôtre ; et ce qui fit le plus grand tort aux girondins dans l’esprit du peuple, c’est que Louis XVI finit par choisir ses ministres parmi eux.

Mais ces choses sont connues, et je ne veux vous parler que de notre pays, de ce que j’ai vu moi-même.

Les idées d’invasion depuis le 1er janvier 1792 jusqu’en mars ne firent que grandir. On armait Phalsbourg, on montait les canons sur les remparts ; on faisait des embrasures dans le gazon et du clayonnage le long des rampes ; le ministre de la guerre, Narbonne, visitait les places fortes de la frontière, pour les mettre en état de défense ; enfin tous les hommes de bon sens voyaient que le danger était proche.

En même temps nos ennemis à l’intérieur redoublaient d’audace ; la société des citoyens catholiques, apostoliques et, romains s’était renforcée ; on assassinait les prêtres constitutionnels au détour des chemins, on pillait leurs maisons, on ravageait leurs jardins. Un député de Strasbourg se plaignit hautement aux Jacobins de ce que le directoire du Bas-Rhin ne prenait aucune mesure pour arrêter ces crimes ; déjà plus de cinquante prêtres patriotes avaient été assommés ; et les citoyens qui réclamaient étaient arrêtés par ceux-là mêmes qui devaient les soutenir et les défendre. Le maire Dietrich était accusé dans toute la basse Alsace de manquer à ses devoirs ; les assignats, à la suite de ces troubles, perdaient déjà soixante et dix pour cent : c’était ce que voulaient les aristocrates.

Qu’on juge de la désolation du peuple et de fureur qui le prenait ! Si plus tard le vicaire général de l’évêché de Strasbourg, Schneider, pour venger les prêtres constitutionnels massacres lâclhiement, a fait guillotiner des réfractaires par douzaines, faut-il s’en étonner ? C’est

terrible de faire le métier de bourreau, mais on ne peut pas non plus toujours tendre la gorge comme des moutons. Ce serait trop commode pour les êtres féroces de n’avoir rien à craindre ; ceux qui tuent doivent s’attendre au même sort.

Pendant que l’on assassinait les patriotes sur tous les chemins, des espions étrangers couraient le pays, répandant de mauvaises nouvelles et de faux assignats, que les émigrés fabriquaient à Francfort, On ne se fiait plus aux étrangers, on ne se donnait plus les nouvelles, et même au club on était sur ses gardes ; ceux qui voulaient en être devaient se faire inscrire à l’avance.

Le travail continuait pourtant à la forge. Maître Jean espérait toujours reprendre sa culture de Pickeholtz ; il n’avait plus que deux mois à patienter : car les petites semailles commencent chez nous au mois de mars ; mais en pensant qu’alors la guerre pourrait éclater, que les émigrés avec leurs amis les Prussiens et les Autrichiens pourraient venir brûler la grange qu’il avait bâtie et le beau toit neuf qu’il avait fait mettre sur sa ferme, dévaster ses champs et même essayer de le pendre à quelque branche de son verger ! cette idée l’indignait tellement que tous les soirs, la figure rouge et son gros poing sur la table, il ne finissait pas de maudire les aristocrates, et de s’écrier qu’au lieu d’attendre leur arrivée, il vaudrait beaucoup mieux aller sur le Rhin disperser leurs rassemblements et mettre le feu dans les fermes, les granges et les moissons de l’Électorat, que de voir la mauvaise race allumer les nôtres, piller nos grains, boire notre vin et se réjouir à nos dépens ! Il tenait avec les girondins et soutenait que les patriotes volontaires ne manqueraient pas pour une telle expédition, déclarant que lui-même, en cas de besoin, marcherait à la tête de sa compagnie et descendrait la vallée de la Sarre, en bousculani tout ce qui ferait résistance.

Les paysans alsaciens et lorrains qui se trouvaient de passage aux Trois-Pigeons l’écoutaient crier avec plaisir ; leurs figures s’éclairaient de satisfaction ; ils tapaient sur les tables, se faisaient apporter des bouteilles et chantaient en chœur : « Ça ira !… ça ira !… »

Ainsi tout s’envenimait de jour en jour.

Le temps s’était mis à la pluie en février. Plusieurs disaient que les semailles pourrissaient dans la terre, que l’année serait mauvaise. Des bruits de disette couraient ; tout était rare ; et, dans le Midi, la peur de la famine, jointe aux prédications des prêtres réfractaires annonçant la fin du monde, jetait partout le désespoir et préparait ces orages