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Histoire d’un paysan.

reste plus qu’un moyen de s’en débarrasser : c’est de leur prouver qu’on est le plus fort et de les traiter, non plus en hommes de paix, mais comme des soldats révoltés contre la patrie. Si la nation avait été vaincue, quel aurait été le sort des patriotes ? Brunswick, va bientôt vous le dire dans sa proclamation.

Ce décret était donc nécessaire.

Louis XVI y mit son veto.

Le bruit courait aussi que les émigrés, par milliers, retournaient à Paris ; qu’ils y tenaient des réunions secrètes, et qu’on allait apprendre de grands malheurs.

L’Assemblée nationale, voulant empêcher ces gens de troubler l’ordre, décréta qu’un camp de 20,000 homme serait formé dans les environs de la capitale. Mais Louis XVI mit encore son veto sur ce décret. En même temps il envoyait Mallet-Dupan aux Prussiens, pour leur dire de se dépêcher, et d’annoncer, en nous envahissant, qu’ils n’en voulaient pas à la nation mais aux factieux, et qu’ils venaient seulement rétablir chez nous le gouvernement légitime contre les anarchistes.

Voilà l’honnête homme, le bon roi, d’accord avec les ennemis de son peuple. Qu’on le plaigne : il voulait nous remettre la corde au cou ; s’il avait réussi, vous et moi nous travaillerions tous pour les couvents, les abbayes et les seigneurs ; nous supporterions tous les impôts ; nos enfants ne pourraient obtenir aucun grade dans les armées, ni remplir aucune fonction excepté celles de capucin, de laquais, de palefrenier, de domestique ; nous serions les derniers des misérables ; mais les courtisans, les fainéants, les moines prospéreraient et chanteraient les louanges de Sa Majesté. Le pauvre homme n’a pas réussi ; les patriotes ont vaincu les rois de l’Europe, pour établir et maintenir chez nous la justice… Quel malheur !… Il est bien à plaindre !… et la reine aussi, cette bonne Marie-Antoinette, qui disait tous des jours que les Prussiens et son neveu le roi de Hongrie, empereur d’Allemagne, allaient venir la délivrer sur les corps de deux cent mille Français !

Les girondins, reconnaissant enfin qu’ils étaient joués par la cour, résolurent de forcer le roi de s’expliquer, et le ministre Roland lui écrivit une lettre, pour lui demander d’avoir au moins la franchise de se déclarer ouvertement pour ou contre la nation ; que, s’il était pour, il devait sanctionner les deux décrets ; que, sil était contre, il devait maintenir son veto, et qu’alors le peuple saurait que Louis XVI tenait avec les ennemis de la France.

C’était honnête ! Il lui disait :

« Votre Majesté jouissait de grandes prérogatives, qu’elle croyait appartenir à la royauté. Élevée dans l’idée de les conserver, elle n’a pu se les voir enlever avec plaisir ; le désir de se les faire rendre était aussi naturel que le regret de les voir anéantir. Ces sentiments ont dû entrer dans les calculs des ennemis de la révolution ; ils ont compté sur une faveur secrète, jusqu’à ce que les circonstances permissent une protection déclarée. Ces dispositions ne pouvaient échapper à la nation elle-même, et elles ont dû la tenir en défiance. Votre Majesté à donc été constamment dans l’alternative de céder à ses affections particulières, ou de faire des sacrifices exigés par la nécessité, par conséquent d’enhardir les rebelles en inquiétant la nation, ou d’apaiser celle-ci en vous unissant à elle. Tout a son terme, et celui de l’incertitude est arrivé.

« La déclaration des droits est devenue un évangile politique, et la constitution française une religion pour laquelle le peuple est prêt à périr… Tous les sentiments ont pris l’accent de la passion. La fermentation est extrême ; elle éclatera d’une manière terrible, à moins qu’une confiance raisonnée dans les intentions de Votre Majesté ne puisse enfin la calmer ; mais cette confiance ne s’établira pas sur des protestations, elle ne saurait plus avoir pour base que des faits… Il n’est plus temps de reculer ; il n’y a même plus moyen de temporiser : la révolution est faite dans les esprits ; elle s’achèvera au prix du sang et sera cimentée par lui, si la sagesse ne prévient pas les malheurs qu’il est encore possible d’éviter… Encore quelque délai, et le peuple contristé croira apercevoir dans son roi l’ami et le complice des conspirateurs. »

Pour toute réponse, le roi destitua les ministres girondins ; mais l’Assemblée nationale décréta que ces ministres emportaient les regrets de la patrie, et que la lettre de Roland serait envoyée aux 83 départements.

Le roi nomma ensuite Dumouriez ministre de la guerre. Ce général était un homme très-fin ; lorsqu’il vit que, malgré ses conseils, Louis XVI ne voulait pas sanctionner les deux décrets, il aima mieux se démettre lui-même et prendre un petit commandement à l’armée ; de sorte que le roi, ne trouvant plus un homme de bon sens pour courir le danger de ses deux veto, fut très-découragé. La reine lui rendait confiance, en disant :

« Les Prussiens viendront bientôt. Encore un peu de patience !… Il ne faut pas se laisser abattre ; les prêtres nous soutiennent aussi ; tout marche bien en Vendée, etc. »

Ces choses ont été racontées plus tard par