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Page:Erckmann–Chatrian — Histoire d’un paysan.djvu/213

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Histoire d’un paysan.

ce qui n’empêcha pas le girondin Guadet de dire :

« En apprenant que M. Lafayette était à Paris, j’ai pensé tout de suite : Nous n’avons plus d’ennemis extérieurs, les Autrichiens sont vaincus. Cette illusion n’a pas duré longtemps ; nos ennemis sont toujours les mêmes, notre situation extérieure n’a pas changé, et cependant M. Lafayette est à Paris ! Quels puissants motifs l’amènent ? Nos troubles intérieurs ? Il craint donc que l’Assemblée nationale n’ait pas assez de puissance pour les réprimer ? Il se constitue l’organe de son armée et des honnêtes gens… Ces honnêtes gens où sont-ils ? Cette armée, comment a-t-elle pu délibérer ? Je crois que M. Lafayette prend le vœu de son état-major pour celui de l’armée tout entière ; et je dis que s’il a quitté son poste sans congé du ministre, il viole la constitution. »

C’était clair !

Lafayette est le premier exemple de ces généraux qui, par la suite, ont planté là leurs armées pour venir s’emparer du pouvoir, sous prétexte de sauver le pays.

On aurait dû l’arrêter et le faire juger par un conseil de guerre ; s’il avait eu dix ans de boulet, comme un simple soldat, les autres ne se seraient pas tant pressés de venir à Paris sans ordre.

Enfin, après avoir dénoncé les lacobins à l’Assemblée nationale, il courut offrir à Leurs Majestés de les conduire à Compiègne, où le roi pourrait ordonner la révision de la constitution, rétablir la monarchie dans ses prérogatives et la noblesse dans ses priviléges civils ; lui, Lafayette, se chargeait d’exécuter les volontés du roi, et, si Paris résistait, de le traiter en ville rebelle. C’est ce qu’on a su plus tard, par des lettres de Coblentz. Mais la reine et le roi lui firent mauvaise mine.

La reine voulait être délivrée par les Prussiens, et non par M. Lafayette, qui l’avait trimballée de Versailles à Paris, au milieu de la multitude en guenilles, criant : « Voici le boulanger, la boulangère et le petit mitron ! » Elle ne pouvait oublier cela, ni s’habituer à l’idée d’une constitution quelconque, et bien moins encore à voir dans M. Lafayette le sauveur de la monarchie. Le gouvernement absolu des Prussiens et celui de François, son neveu, roi de Bohême et de Hongrie, empereur d’Allemagne, valait bien mieux.

Lafayette, reconnaissant alors que le temps du cheval blanc était passé, essaya tout de même d’assembler la garde nationale, pour exterminer le club des Jacobins ; mais le maire Pétion défendit de battre le rappel ; personne présent et M. le marquis désolé retourna tran-

quillement

à son armée, près de Sedan.

Les patriotes avaient bien vu la trahison ; de tous les côtés l’Assemblée nationale recevait des pétitions, pour lui demander la punition des traîtres, et surtout de Lafayette.

C’est alors, au commencement de juillet 1792, pendant les plus grandes chaleurs de l’année, que des milliers de fédérés, sans s’inquiéter du veto, Se mirent en route pour former le camp de vingt mille hommes. Ils parlaient par petites bandes de cinq ou six, en blouse, en carmagnole, le bonnet rouge sur la nuque, avec la chemise, la culotte, les souliers de rechange dans le mouchoir au bout du bâton, et criaient :

« À Paris !… À Paris ! »

Les plus raisonnables, les vieux, qu’on arrêtait pour leur offrir une chope ou bien un petit verre sur le pouce, vous disaient :

« Nous allons là-bas défendre la liberté, secouer l’oppression et punir les traîtres. »

Ils étaient tout blancs de poussière ; mon cœur sautait en les regardant s’en aller et se retourner, le bonnet ou le chapeau en l’air, pour nous crier :

« Adieu ! vous aurez bientôt de nos nouvelles ! »

J’aurais voulu les suivre ; mais l’idée des père et mère, de Mathurine et d’Étienne, qui ne pouvaient se passer de moi, me retenait. Quel crève-cœur d’être forcé de rester !

Le ministre du roi, Terrier, écrivit alors aux directoires de tous les départements, d’arrêter et de disperser par tous les moyens ces rassemblements ; de rappeler aux districts et aux municipalités que les magistrats devaient, sous leur responsabilité, donner l’ordre aux officiers de police, à la gendarmerie nationale, à toutes les forces publiques, d’empêcher ces gens de quitter leur pays, sous prétexte de se rendre à la capitale. Mais sa lettre ne produisit aucun effet ; au contraire, tous les clubs se mirent à crier contre, et Chauvel déclara que c’était une véritable trahison ; qu’on avait permis aux Prussiens et aux Autrichiens de se réunir ; qu’on leur avait en quelque sorte déblayé le chemin de la patrie ; et que maintenant on se servait encore du veto, de menaces de loi martiale et d’autres moyens abominables, pour empêcher les citoyens de faire leur devoir.

On savait aussi que les domestiques du roi, habillés en gardes nationaux, allaient partout crier contre les fédérés, qu’ils traitaient de « sans-culottes », comme si c’était un crime d’être pauvre ! et comme si très-souvent cela ne prouvait pas qu’on a plus de cœur et plus de respect de soi-même que des gueux pareils ; car de se faire valet, ce n’est pas difficile, et