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Histoire d’un paysan.

si indignement violée, pour ce peuple que vous avez si lâchement trahi ! »

Quel cri d’indignation et de colère s’éleva dans le club et sur la petite place où la voix de Chauvel s’étendait ! Tout cela n’était que la vérité, chacun l’avait pensé d’avance ; avec un roi pareil, dont les intérêts étaient contraires à ceux de la nation, il fallait périr ; aussi tout le monde disait :

« Il faut le jeter à bas ; il faut que cela finisse, et que le peuple lui-même songe à se défendre ! »

Mais ce qui montre encore mieux l’indigne trahison de Louis XVI, c’est que, le jour suivant, ses propres ministres vinrent déclarer à l’Assemblée nationale que notre trésor, nos armées et notre marine était en si mauvais état, qu’ils donnaient leur démission en masse. Et puis, après avoir dit cela, ces braves gens se sauvèrent de la salle, sans écouter seulement ce qu’on avait à leur répondre, comme ces banqueroutiers qui, n’ayant rien de bon à dire, s’échappent soit en Angleterre, soit ailleurs, en laissant les honnêtes gens dans la misère. Cela signifiait : « Vous avez eu confiance en nous. Au lieu de mettre la France en état de résister à l’invasion, nous n’avons rien fait du tout. Maintenant nos amis les Prussiens et les Autrichiens sont prêts ; ils s’avancent… Voyons comment vous sortirez de là ! »

XI

Nous en sommes sortis tout de même !

Le lendemain, 11 juillet 1792, l’Assemblée nationale déclara « la patrie en danger, » et toute la France fut debout.

Ces mots de « patrie en danger » voulaient dire :

« Vos champs, vos prés, vos maisons, vos père et mère, vos villages, tous les droits et toutes les libertés que vous venez de gagner contre les nobles et les évêques, sont en danger. Les émigrés viennent, avec des masses de Prussiens et d’Autrichiens, pour vous voler et vous piller, vous massacrer, brûler vos granges et vos baraques ; vous faire payer la dîme, la gabelle, le champart, etc., etc., de père en fils !… Défendez-vous et tenez bien ensemble ; ou bien remettez-vous à travailler comme des bœufs, pour le couvent et le seigneur. »

Voilà ce que cela voulait dire ! Et c’est à cause de cela que nous avons marché comme un seul homme ; c’est à cause de cela que nos coups ont été terribles : nous étions tous dans les idées de la révolution ; nous défendions tous nos biens, nos droits et notre liberté.

Ce décret fut proclamé dans toutes les com-

munes

de France. Le canon tirait toutes les heures ; le tocsin sonnait dans tous les villages ; et quand les gens apprenaient que leur champ risquait d’être envahi, vous pensez bien qu’ils laissaient la faucille dans le sillon et couraient empoigner le fusil ; car le champ portera des moissons encore l’année prochaine et dans dix et cent ans ; la moisson, on peut la brûler, on peut la faire pâturer aux chevaux des Prussiens ; le principal, c’est de garder le champ, qui portera du blé, de l’orge, de l’avoine et des pommes de terre, pour les enfants et les petits-enfants.

Chez nous, quand le grand Elof Collin, sur une estrade au milieu ce la place, nous lut le décret, en criant comme un vieil épervier sur son rocher : « Citoyens, la patrie est en danger ! Citoyens, venez au secours de la patrie !… » l’enthousiasme commença d’abord parmi les fils d’acquéreurs de biens nationaux, qui savaient que si les émigrés revenaient, leurs pères seraient pendus. C’est pourquoi tous, par cinq, six, dix à la file, montaient sur l’estrade et se faisaient inscrire.

Moi je n’avais encore rien, mais j’espérais avoir ; je ne voulais pas toujours travailler pour les autres, et puis J’étais dans les idées de Chauvel sur la liberté ; je me serais fait massacrer pour la liberté ! et même encore à l’âge où je suis, mon vieux sang bouillonne, rien que de penser qu’un gueux pourrait vouloir attenter sur ma personne ou sur mes biens.

Je n’attendis donc pas longtemps ; je vis tout de suite ce qu’il fallait faire : aussitôt la proclamation finie, je montai m’enrôler dans les volontaires. Le premier en tête de la liste, c’est Xaintrailles ; le deuxième, Latour-Foissac, et le troisième, c’est Michel Bastien, des Baraques-du-Bois-des-Chênes.

Ah ! de vous dire que ça ne me coûtait rien, j’aurais tort. Je savais que mon pauvre vieux père allait être dans la misère pendant trois ans, et que maître Jean serait dans un grand embarras pour sa forge ; mais je savais aussi qu’il fallait nous défendre, et qu’on ne pouvait pas envoyer des nobles à notre place ; qu’il fallait nous en mêler nous-mêmes, ou traîner la brouette dans tous les siècles.

Et comme je descendais, le billet d’enrôlement dans le ruban de mon chapeau, mon père était là qui me tendait les bras. Nous nous embrassâmes sur la première marche de l’estrade, aux cris de : Vive la nation ! Son menton tremblait, des larmes coulaient sur ses joues ; il me serrait en sanglotant et disait :

« C’est bien, mon enfant ! Maintenant je suis