Page:Erckmann–Chatrian — Histoire d’un paysan.djvu/219

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
211
Histoire d’un paysan.

de même ; on but encore quelques bons coups, et comme la nuit était venue, il fallut enfin retourner aux Baraques. Chauvel ferma sa boutique, Marguerite, en cheveux, prit mon bras jusqu’à la porte de France. C’était la première fois qu’on nous voyait ensemble dehors ; les gens regardaient en nous criant : « Vive la nation ! »

Chauvel, maître Jean et mon père nous suivaient. Sur le pont, en face du corps de garde, on s’embrassa tendrement ; Chauvel et Marguerite retournèrent chez eux, et nous continuâmes notre chemin en chantant et riant comme des gens heureux, et, mon Dieu ! pourquoi ne pas le dire ? un peu gris, à cause du bon vin et de la bonne journée. Tous ceux que nous rencontrions étaient dans le même état ; il fallait s’embrasser et crier « vive la nation ! » ensemble.

Vers neuf heures, à la nuit close, nous quittâmes maître Jean et Létumier devant l’auberge des Trois-Pigeons, en leur souhaitant le bonsoir ; mais s’ils devaient se coucher et dormir tranquillement, autre chose nous attendait, mon pauvre père et moi. Je vous raconte cela pour vous faire comprendre le reste de mon histoire, et puis, en ce monde, le bon et le mauvais marchent ensemble ; et ceci vous montrera que si les patriotes ont fini par remporter la victoire, ce n’est pas sans peine, puisque chacun avait en quelque sorte la Vendée dans sa propre famille.

Mon père et moi nous continuions donc de descendre la vieille rue pleine d’ornières et de fumiers ; il faisait un beau clair de lune. Nous chantions d’un air joyeux, et pourtant tout cela n’était plus que pour nous raffermir en nous-mêmes ; nous pensions à la mère, qui n’allait pas être contente d’apprendre que je partais comme volontaire, et encore bien moins que j’étais fiancé avec une hérétique : nous chantions pour reprendre confiance ! Mais à cent pas de notre baraque nous n’eûmes plus envie de chanter, et nous nous arrêtâmes : car la mère était là, dans sa jupe de toile grise, le gros bonnet lié derrière, ses cheveux pendants, et ses bras secs hors des manches de sa chemise jusqu’aux coudes. Elle était assise sur les marches de notre vieille baraque, les mains autour de ses genoux et le menton dessus ; elle nous regardait de loin ; ses yeux brillaient, et nous comprimes qu’elle savait déjà ce qui se passait.

Je n’ai Jamais rien senti de pareil. J’aurais voulu m’en retourner ; mais mon père me dit :

« Avançons, Michel ! »

Et je vis qu’il n’avait pas peur cette fois.

Nous approchions donc ; et comme nous n’étions plus qu’à vingt pas, la mère courut sur moi, en poussant un cri terrible, un cri, Dieu me pardonne de le dire, un véritable cri de sauvage. Elle m’enfonça ses deux mains dans le cou et m’aurait presque arraché à terre, si je ne l’avais saisie par les bras, pour l’empêcher de m’étrangler. Mais alors elle me donna des coups de pied dans les jambes, en criant :

« Va tuer Nicolas ! va tuer ton frère !… Va, va, mauvais calviniste ! »

En même temps elle essayait de me mordre. On l’entendait dans tout le village ; les gens sortaient de leurs maisons, c’était un grand scandale.

Le père l’avait prise au casaquin, derrière, et la tirait des deux mains pour la forcer de me lâcher ; mais elle, voyant cela, se jeta tout à coup sur lui comme une furieuse, en le traitant de jacobin ; et sans le grand charbonnier Hanovre et cinq ou six voisins, je crois qu’elle lui aurait arraché les yeux.

Enfin ces gens l’entraînèrent du côté de notre baraque ; elle se débattait entre leurs mains comme un être des bois et me criait d’un air de mépris :

« Ah ! le bon fils, qui abandonne ses père et mère pour avoir une calviniste ! mais tu ne l’auras pas, mauvais renégat… Non !… Nicolas te hachera ! Je ferai dire des messes pour qu’il te hache !… Va, va, je te maudis ! »

On l’avait déjà poussée dans notre maison, que ses cris remplissaient encore le village.

Le père et moi, nous étions restés là, tout pâles, au milieu de la rue. Quand la porte de la baraque se fut refermée, il me dit :

« Elle est folle !… Allons-nous-en, Michel. Si nous rentrions, elle serait capable de faire un mauvais coup !… Mon Dieu, mon Dieu, que je suis malheureux ! qu’est-ce que j’ai donc fait pour être si malheureux ? »

Et nous reprîmes le chemin des Trois-Pigeons. Une lampe brillait encore dans l’auberge. Maître Jean était tranquillement assis dans son fauteuil ; il racontait à sa femme et à Nicole la bonne journée, et, quand il nous vit entrer, — moi le cou plein de sang, et mon père sa veste toute déchirée, quand il apprit ce qui venait de se passer, — il s’écria :

« Mon pauvre Jean-Pierre, est-ce possible ? Ah ! si ce n’était pas ta femme, nous la ferions mettre en prison tout de suite !… C’est le prêtre réfractaire de Henridorff qui nous attire tout cela… Il est temps d’en finir avec ces hommes… oui, il est grand temps !… »

Il dit aussi qu’à l’avenir il fallait laisser la