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Histoire d’un paysan.

miroir à perte de vue ; ils avaient du chemin à faire.

Les Autrichiens continuaient leur feu. Moi, j’étais plein de curiosité ; je regardais de tous les côtés ; dans ce moment je vis Custine au milieu de son état-major sur la route ; il donnait des ordres ; les officiers partaient comme le vent, ils arrivaient vers nous, et bientôt nous les entendîmes crier :

« Faites avancer les pièces ! »

Les chasseurs et les dragons étaient déjà loin, on ne les voyait presque plus au bord de l’eau.

Nos petites pièces de huit, et quatre obusiers, en ligne derrière une petite élévation qui leur servait d’épaulement, commencèrent tout de suite la canonnade ; leurs obus et leurs boulets montèrent sur la colline ; mais les autres avaient aussi des obusiers en batterie, et c’est alors que j’entendis pour la première fois ce bruit des obus, qui sifflent comme des oiseaux, tout doucement ; personne de nous ne savait encore ce que cela voulait dire ; nous avions les oreilles pleines du bruit de nos petits canons, et, quand en avant de notre front la terre sautait en entonnoir, nous pensions que c’était miné.

Ce bruit continuait depuis environ vingt minutes, lorsque le cri « En avant ! En avant ! » se prolongea sur toute notre ligne. En même temps les tambours se mirent à battre la charge, et la Marseillaise s’éleva jusqu’au ciel. Tout marchait ensemble ; mais ce n’était pas la peine, car les ennemis, au lieu de nous attendre, défilaient déjà vers la place. Nous les voyions courir entre les haies et les petits murs qui bordaient cette colline ; et quand nous arrivâmes sur les hauteurs, nous aperçûmes le 17e dragons, qui montait derrière avec quatre cents prisonniers autrichiens.

Tous les autres, à trois ou quatre mille, étaient rentrés dans Spire, et recommençaient le feu sur nous, du haut des remparts.

Jusqu’à ce moment tout avait bien été ; la grande canonnade de l’ennemi n’avait tué que peu de monde, mais alors le vrai combat allait commencer.

Les trois bataillons de Bretons de la colonne et le nôtre se déployaient près des remparts, qui sont de vieux murs comme ceux de Wissembourg. En face de nous se trouvait une porte, et devant la porte un pont-levis sur des fossés. Les Autrichiens voulaient lever le pont, à deux ou trois cents pas, mais il était tellement lourd et rouillé, que tout le poste avait beau se pendre aux chaînes, cela ne marchait pas. Nous tirions sur les hommes de ce poste ; ceux des remparts nous répondaient ; déjà plusieurs

d’entre nous étaient couchés dans les rangs lorsque Neuwinger arriva, criant comme un furieux : « En avant, les montagnards ! en avant ! » Et nous commençâmes à à courir. Le pont était presque debout ; il retomba sur ses piliers avec un fracas terrible, et toute notre compagnie de grenadiers, le commandant Meunier en tête, s’engouffra sous la voûte comme un troupeau. Malheureusement cette voûte était fermée au fond par une porte de gros madriers, garnis de barres de fer en croix et de boulons larges comme la tête. Du haut des tours, à droite et à gauche, les Autrichiens balayaient le pont derrière nous. Les Bretons, qui recevaient cette fusillade sans pouvoir y répondre, nous poussaient en criant comme des loups : « En avant ! » Ils se pressaient contre nous, en masse, pour se mettre à l’abri sous la voûte, et là je crus que c’était fini de nous tous ; d’autant plus que les Autrichiens avaient aussi des trous dans la porte, et qu’ils nous fusillaient à bout portant ; leur feu nous touchait. Plusieurs camarades en ont conservé des grains de poudre dans la figure toute leur vie.

Figurez-vous ce fracas sous cette vieille voûte : les coups de fusil qui se répondent à quatre pas ; les tas de blessés qu’on écrase ; la fumée où passe la flamme, comme des éclairs rouges dans l’ombre ; les malédictions et les cris furieux : « Des canons ! amenez des canons ! » Et puis, tout à coup les Bretons qui reculent, en laissant leurs morts et leurs blessés sur le pont !

Comment nous tirer de là ? comment battre en retraite sous la fusillade des remparts ?

Je me disais : « Nous sommes perdus ! » quand les Bretons revinrent, Neuwinger à cheval, nageant en quelque sorte sur eux ; ils le portaient en criant :

« Place !… place !… »

Et le fracas de la fusillade recommença bien pire qu’avant.

Cette fois les Bretons avaient des haches, et c’est alors qu’il fallut entendre le roulement des coups de hache sur la porte. On ne se voyait plus au milieu de la fumée ; les coups de fusil partaient, les copeaux de chêne volaient, les blessés criaient, la grosse porte frémissait sourdement. J’avais-aussi ramassé une hache pleine de sang, et je hachais, je hachais, en criant comme les autres :

« Vaincre ou mourir !… »

La sueur me couvrait la figure ; à chaque coup de feu je voyais les camarades tout pâles de colère autour de moi. La vieille porte aurait dû tomber depuis longtemps, mais son tas de

ferraille la tenait ensemble ; elle grinçait sans