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Histoire d’un paysan.

bornés, plus ils aiment à rire de ceux qui montrent du bon sens, lorsque l’occasion s’en présente, et l’occasion paraissait très-bonne aux Baraquins. Quand on parlait des racines du Hanovre, aussitôl tous les imbéciles éclataient de rire.

J’étais même forcé de me battre tous les jours à la pâture avec les garçons du village, car ils me voyaient à peine descendre au valon, que tous se mettaient à crier :

« Hé ! voici le Hanovrien, celui qui porte le sac de maître Jean. »

Alors je tombais dessus avec mon fouet, et souvent ils se mettaient à dix contre moi, sans honte, et me cinglaient de coups en criant :

« À bas les racines du Hanovre !… à bas les racines du Hanovre !… »

Nicolas ni Claude n’étaient plus là malheureusement. Nicolas travaillait dans le coupes à ébrancher les arbres, et Claude tressait des paniers et faisait des balais avec le père, ou bien il allait chercher des brindilles de bouleau et des genêts du côté des Trois-Fontaines, avec la permission de Georges, le garde forestier du Schwirzerhof — pour Mgr le cardinal-évêque — près de Saint-Witt.

Je recevais donc seul la giboulée, mais je ne pleurais pas ; ma fureur était trop grande.

On pense d’après cela si j’aurais voulu voir pousser les racines et nos ennemis confondus ! Tous les matins, au petit jour, j’étais penché sur le mur de l’enclos, à regarder si rien ne venait, et quand je n’avais rien vu, je m’en allais tout triste, reprochant dans mon âme au père Bénédic d’avoir jeté sur notre champ un mauvais sort.

Avant la Révolution tous les paysans croyaient aux mauvais sorts, et cette croyance avait même fait brûler autrefois des milliers de malheureux. Si j’avais pu faire brûler le capucin, il n’aurait pas attendu longtemps, car mon indignation contre lui était terrible.

À force de batailler contre ceux de Lutzelbourg, des Baraques d’en haut et des Quatre-Vents, une sorte de fierté m’était venue ; je me faisais gloire de défendre nos racines, et pourtant jamais je n’eus l’idée de m’en glorifier, ni maître Jean, ni Valentin, ni la mère Catherine ne savaient rien de ces choses, mais le père, en voyant le soir les longues raies rouges qui me cinglaient les jambes, s’étonnait :

« Comment, Michel, disait le pauvre homme, toi que croyais si paisible, tu fais aussi comme Nicolas : tu donnes et tu reçois des coups ! Prend garde, mon enfant, un seul coup de fouet peut vous crever les yeux. Alors, que deviendrions-nous, que deviendrions-nous. »

Il hochait la tête tout pensif, et continuait à travailler.

Les jours de pleine lune en été, toute la famille travaillait devant notre porte, pour ménager l’huile de faîne. Lorsqu’on entendait au loin, bien loin, l’horloge de la ville tinter dix heures, le père se levait ; il serrait les genêts et les saules, et puis regardant un instant le ciel tout blanc d’étoiles, il s’écriait :

« Ah ! mon Dieu, mon Dieu, que vous êtes grand !… Que votre bonté repose sur vos enfants ! »

Jamais on n’a dit ces paroles avec autant d’admiration et de tendresse que mon pauvre père ; on voyait qu’il comprenait ces choses bien mieux que nos moines, qui récitaient le Pater noster ou le Crois en Dieu, comme je prend ma prise de tabac, sans y faire attention.

Ensuite nous rentrions, la journée était finie.

Cela se passait en mai et juin. Les orges, les seigles et les avoines grandissaient à vue d’œil ; dans l’enclos de maître Jean, rien ne poussait encore.

Mon père m’avait déjà parlé plusieurs fois des racines du Hanovre, et je lui racontais tout le bien que cette plante pourrait nous faire.

« Dieu le veuille, mon enfant, me disait-il, nous en avons grand besoin ; la misère augmente de jour en jour, les charges sont trop fortes, les corvées nous prennent aussi trop de journées ! »

Et la mère criait :

« Oui, surtout quand on est encore forcé de faire celles des autres ! Nous avons bien besoin d’une plante qui nous sauve, qu’elle vienne du Hanovre ou d’ailleurs. Cela ne peut pas durer.

Elle avait raison ! Malheureusement, on ne voyait encore rien pousser dans l’enclos de maître Jean. Le parrain commençait à croire que le père Bénédic n’avait pas eu tort de rire ; il songeait à retourner sa terre pour y semer de la luzerne. C’était dur, car on pouvait bien se figurer que tous les gens du pays allaient se moquer de lui pendant des années. Il faut absolument réussir pour que les gueux se taisent et voilà pourquoi si peu de gens osent entreprendre quelque chose de nouveau, voilyà pourquoi nous restons dans l’ornière : c’est la crainte des imbéciles, de leurs moqueries et de leurs éclats de rire, qui retient les hommes entreprenants et courageux. Si nous sommes encore arriérés dans nos cultures, c’est à cela qu’il faut l’attribuer.

Nous étions donc désolés.

Si Chauvel n’avait pas fait alors sa grande